La voiture électrique vue du Sud

La voiture électrique est partout. Sur nos routes. Dans les publicités. Dans certains discours écologistes. Mais étrangement (ou délibérément ?), les conséquences de son déploiement à grand échelle sont peu évoquées. Et si l’on regardait cette prouesse technologique depuis les pays du Sud ? (Renaud Duterme)

C’est LA solution préconisée par les gouvernements pour lutter contre le réchauffement climatique. La Commission européenne vient même d’en acter la généralisation pour les véhicules neufs en 2035 au plus tard. Au-delà des sphères dirigeantes et industrielles, les débats sont pourtant fréquents et agités.

Un véhicule électrique pollue-t-il plus ou moins qu’un véhicule thermique, l’ensemble du cycle de production pris en compte ? Comment produira-t-on l’électricité nécessaire pour assurer la viabilité d’un parc automobile électrifié en constante augmentation ? Quid des infrastructures nécessaires au réseau de bornes et d’alimentation ? Quid encore de l’extraction des composants nécessaires à la fabrication ? Quid enfin des autres impacts de la voiture sur nos milieux de vie ? Toutes ces questions doivent urgemment faire l’objet de débats publics. Mais de ces discussions subsistent encore et toujours de grands absents : les pays du Sud[1].

Échange inégal et transition énergétique

Les échanges commerciaux entre pays impliquent des transferts indirects de ressources naturelles et d’effets négatifs sur les écosystèmes (on nomme cela les externalités). Quand un pays importe un bien, il contribue indirectement aux impacts environnementaux nécessaires à la production de ce bien dans un autre pays. De manière générale, plus un bien sera complexe, plus ces impacts seront importants.

Notre voiture électrique nécessite une quantité invraisemblable de composants et de ressources, qui vont du cobalt au cuivre en passant par le néodyme, le cérium, le nickel, etc. Or, la fabrication des composants, l’extraction et le traitement de l’immense majorité de ces matières ne se font pas sous nos latitudes, mais dans des pays lointains et surtout plus pauvres.

Plusieurs raisons expliquent cet état de fait. La forte présence de gisements à l’intérieur des frontières de ces pays. Mais aussi des réglementations environnementales plus laxistes et donc moins contraignantes pour les industriels du secteur. Et enfin l’opposition croissante des opinions publiques occidentales à la réouverture de projets d’extraction au sein de leurs propres pays. Ceci est valable pour la plupart des biens industriels (mais également agricoles) produits, dont notre voiture électrique.

Celle-ci s’inscrit donc au sein de ce qu’on nomme l’échange écologique inégal, situation dans laquelle « les pays riches importent des produits depuis des pays pauvres à des prix qui ne prennent pas en compte les externalités locales causées par ces exportations ou l’épuisement des ressources naturelles ». En d’autres termes, les pays riches « importent de l’énergie disponible en provenance des pays pauvres, tout en y exportant de l’entropie (sous forme de déchets) »[2].

Soyons concrets : une voiture électrique nécessiterait notamment environ 90 kg de cuivre, 7 kg de lithium, 11 kg de manganèse, 11 kg de cobalt et 34 kg de nickel[3]. Or, l’essentiel de ces minerais sont majoritairement issus des sous-sols des pays du Sud. Plus de la moitié du cuivre[4] exporté est extraite au Chili et au Pérou ; 80% du cobalt provient de République démocratique du Congo ; pour le lithium[5], à part l’Australie, premier producteur mondial, les quatre suivants sont le Chili, la Chine, l’Argentine et le Zimbabwe. Le manganèse est exporté à près de 70% par cinq pays d’Afrique sub-saharienne. Quant au nickel, les Philippines et l’Indonésie se partagent à elles seules plus de la moitié des exportations mondiales.

Dans tous ces pays, les nuisances causées par l’industrie minière sont considérables : destruction des paysages (l’exploitation se fait essentiellement dans des mines à ciel ouvert), épuisement des nappes phréatiques et assèchement des rivières et des lagunes (toute mine a d’énormes besoins en eau), pollution des sols et des eaux en raison des rejets de produits chimiques (arsenic notamment) dans les écosystèmes environnants, dégradation de la qualité de l’air en raison de la concentration en poussières et particules fines, accumulation de milliers de tonnes de déchets. Bref, des conséquences non seulement environnementales mais également sociales (empoisonnement des populations, impossibilité pour de nombreux paysans de cultiver la terre, déplacements de populations, tensions entre agriculteurs et personnel de la mine, etc.).

Ajoutons à cela les conditions de travail déplorables des mineurs, en particulier pour le cobalt congolais dont une partie significative (au moins 20%) est encore extraite de façon artisanale, et donc sans réglementation, avec des rémunérations dérisoires, des accidents de travail fréquents (notamment en raison de l’effondrement des galeries), sans oublier le fait que 40 000 enfants travailleraient dans ces mines qui poussent comme des champignons en raison de l’augmentation de la demande mondiale.

De quoi nuancer grandement les adjectifs « propre » ou « vert » qui accompagnent en permanence la promotion du véhicule électrique, et ce d’autant plus que ces tendances ne feront que s’aggraver avec l’électrification du parc automobile des régions les plus prospères.

Une impossible généralisation ?

Au-delà de ces impacts, l’augmentation du nombre de véhicules et le caractère non renouvelable des ressources évoquées posent également la question de l’épuisement des réserves de ces matières premières. En effet, de nombreux gisements par le monde sont déjà sous tension. Non seulement en raison de leur extraction toujours plus importante : plus un gisement est exploité, moins les réserves restantes sont accessibles, ce qui nécessite plus d’énergie (par ailleurs de plus en plus rare également), génère des coûts plus importants, produit plus de déchets et consomme plus d’eau. Mais aussi en raison du réchauffement climatique et des précipitations capricieuses dans de nombreuses régions productrices.

Selon certaines sources, la plupart des minerais nécessaires à l’électrification du parc automobile sont en passe d’atteindre leur pic[6]. Par conséquent, tabler d’ores et déjà sur une multiplication des quantités extraites risque fort de se fracasser sur le mur des réalités physiques de notre planète (une croissance continue des besoins mondiaux nécessiterait d’extraire plus de métaux d’ici 2050 que… depuis les débuts de l’humanité[7] !)

De ce fait, tenter d’atteindre l’objectif énoncé impliquera nécessairement de trouver et d’ouvrir de nouveaux gisements car il est clair que ceux d’ores et déjà exploités ne suffiront pas à satisfaire un nouveau boom de la demande. Des prospections se font déjà, notamment au fond des océans. Mais une chose est certaine, la légitimité de la voiture électrique ne pourra perdurer que si cette exploitation se fait à l’extérieur des frontières des principaux pays consommateurs. Les populations de ces pays sont en effet très réticentes (à juste titre) à la réouverture de mines dans des régions qui n’en ont plus connu depuis des décennies. En atteste la mobilisation populaire qui a fait reculer un projet d’extraction de lithium en Serbie en décembre 2021. Il y a donc fort à parier que si nouveaux projets il y a, ce sera encore et toujours dans des pays aux économies moins prospères.

Tous ces éléments rendent impossible la généralisation mondiale de la voiture électrique et la réserve de facto à une partie minoritaire de l’humanité, la plus riche évidemment. L’autre partie devra se contenter de lui fournir les matières premières et de rouler dans ses vieux véhicules thermiques. Car il est clair qu’en cas de remplacement progressif du parc automobile européen, ce sont des centaines de millions de véhicules qui deviendront obsolètes sur le territoire. Véhicules qui se retrouveront sur un marché de l’occasion, principalement destiné aux pays plus pauvres (ce qui est déjà le cas actuellement), alimentant un commerce transnational d’où ils pourront continuer à émettre des particules fines et gaz à effet de serre ailleurs pendant que nos villes baigneront dans un air purifié.

Et après ?

Une fois ces limites établies, que penser de cette solution ? Une première étape est d’abord de sortir d’un débat binaire sur la voiture électrique. La question, comme pour beaucoup de technologies d’ailleurs, doit se poser au-delà d’un débat « pour ou contre ». Il est fondamental de recontextualiser cette « solution » et de l’ancrer dans des réalités spatiales, physiques, écologiques et économiques. Ce qui implique de repenser l’ensemble du cycle et de ses impacts non seulement ici mais aussi (et surtout) ailleurs. Non seulement sur le climat mais aussi sur d’autres variables environnementales tout aussi importantes. Ce n’est que quand ce cheminement sera établi que l’on pourra avoir un débat serein sur le sujet.

Et force est de constater que cette recontextualisation décrédibilise totalement la généralisation de la voiture électrique (rappelons qu’il existe actuellement plus d’un milliard de voitures sur l’ensemble de la planète !) au profit d’autres politiques plus urgentes et surtout plus cohérentes : développement et gratuité de services publics de transport de proximité, relocalisation de l’activité économique en dehors des grands centres urbains, interdiction de la publicité pour de nouveaux véhicules, mesures d’incitation à garder son ancienne voiture, quand bien même elle émettrait plus de CO2 (rappelons que 80% de la pollution d’un véhicule provient de sa production), encouragement à l’achat d’automobiles plus petites et plus légères, recours au télétravail, etc.

Ce n’est qu’une fois ces mesures mises en place que la voiture électrique pourrait faire partie de la solution. Dans le cas contraire, l’électrification promise aura essentiellement deux effets : l’ouverture de nouveaux marchés pour une industrie automobile toujours en quête de nouveaux profits. Et la poursuite d’un néocolonialisme au sein duquel les pays (et surtout les populations) du Sud resteront les grands perdants.


[1] Le concept de Sud est ici utilisé pour désigner les pays les plus pauvres de la planète. Aucune terminologie n’est parfaite mais celle-ci nous semble plus favorable pour essentiellement deux raisons. D’une part par une absence de considération péjorative contrairement à « pays sous-développés » ou « en développement ». D’autre part pour souligner le fait qu’une majorité des pays « pauvres » soient situés au niveau des latitudes tropicales (pour des raisons géohistoriques et non seulement climatiques). Bien entendu, cette appellation a aussi ses limites. D’abord parce que plusieurs pays échappent à ce clivage géographique (l’Australie et la Nouvelle-Zélande par exemple). Ensuite parce qu’aucun pays n’est homogène et subit en son sein des rapports d’exploitation et des inégalités en termes de répartition des richesses.

[2] Catherine Larrère (dir.), Les inégalités environnementales, PUF, 2017, p59.

[3] Chiffres fournis par Aurore Stephant, ingénieure géologue minier.

[4] https://atlas.cid.harvard.edu/. Sauf mention contraire, les chiffres suivants proviennent de la même source.

[5] https://atlasocio.com/classements/economie/ressources-naturelles/classement-etats-par-production-lithium-monde.php

[6] Guillaume Pitron, La guerre des métaux rares, Les Liens qui libèrent, 2018, annexe 14

[7] Ibid, p.214.


Sur le blog

« Pétrole, bientôt la fin ? » (Renaud Duterme)

« L’industrie mondiale bientôt à sec ? » (Renaud Duterme)

« Des villes sans voitures ? » (Manouk Borzakian)

« Une petite fille à vélo »


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