Une petite fille à vélo

Notre blog traite souvent d’espace public. Nous avons reçu de Jean-Michel Bocquet la lettre suivante. Juillet 2019 dans un village, une petite fille, Siloë, 8 ans, meurt d’un accident de la circulation. Perdre un enfant est une terrible souffrance pour les proches. Une souffrance toujours ignorée. La justice est-elle incapable de penser la délinquance routière comme un fait social ?

Vendredi 11 juin 2021, La justice prononce en appel un non-lieu dans l’affaire de l’accident de la route qui a causé le décès de la fille d’un couple d’ami·e·s. Ce même jour le président Macron annonce que des États-Généraux de la justice seront organisés. Deux infos, deux niveaux différents, mais il m’est impossible de les séparer.

Par l’État de droit, la République, nous, citoyens, avons confié à l’institution judiciaire le fait de rendre la Justice. Nous avons décidé de faire confiance à un système, une institution indépendante, pour juger les personnes qui ont commis des actes de violences ou de délinquance, mais aussi pour mettre à distance les sentiments de vengeance qui nous envahissent en cas de drame.

Vendredi 11 juin, j’ai compris que cette institution ne rendrait jamais la justice pour le décès de Siloë, qu’au nom du peuple français, elle ne permettrait pas aux parents et à la communauté qui les entoure de se reconstruire de manière apaisée, et qu’au nom de la société, la libre circulation des grosses voitures valait plus que celle d’une petite fille en vélo.

Alors, oui, la justice mérite des États-Généraux. Elle mérite que les hommes et les femmes de Justice regardent leur “part d’humanité”, que les hommes et les femmes politiques pensent une justice indépendante et respectueuse de tous et en particulier des plus vulnérables, que nous, citoyens, puissions dire et regarder l’institution judiciaire avec plus de fierté et moins de peur. La peur qu’elle ne rende pas justice.

Le décès de Siloë à vélo raconte l’incroyable violence d’une institution qui ne sait pas (plus) écouter et protéger les personnes vulnérables.

La petite fille à vélo est renversée par un gros 4×4 en juillet 2019. Elle décède quelques jours plus tard à l’hôpital. Les parents sont d’accord pour le don d’organes, mais il est refusé parce que le parquet souhaite faire une autopsie. Elle est enterrée dix jours après son décès. L’enquête est ouverte, un non-lieu est prononcé, puis confirmé en appel le 10 juin 2021, presque deux ans après. Le décès de la petite fille, pour la justice, ne mérite même pas un procès.

Peut-être que le procès aurait jugé qu’il n’y a pas d’infractions, donc pas de condamnation… Peut-être… mais là n’est pas la question. La justice est aussi affaire d’humanité, la justice a un rôle de médiation entre les parties et cherche l’apaisement des conflits.

Jamais les parents ne pourront exprimer leur colère et leur souffrance auprès du conducteur. Jamais le conducteur ne pourra exprimer ses regrets ou ses sentiments de culpabilité (s’il en a). Cette rencontre formalisée, codifiée et mise en scène, la justice la refuse.

J’ai été plus de dix ans éducateur en protection de l’enfance et à la protection judiciaire de la jeunesse. J’ai accompagné des dizaines de mineurs pour lesquels mon travail était de leur faire prendre conscience de leur culpabilité, de leur permettre de vivre avec et de se rendre compte de la souffrance qu’ils avaient infligée à autrui, autrui qui peut être détesté, mais autrui avec lequel il ou elle doit vivre. Cette justice qui demande cela pour les plus jeunes, s’interdit de croire qu’un conducteur de 4×4 doit faire ce chemin de culpabilité, doit avoir une parole et une attention pour les parents d’une petite fille décédée.

La petite fille à vélo ne mérite-t-elle pas que la République prenne quelques heures pour rendre possible, public, visible et juste, un échange de regards, puis de mots entre le conducteur et les proches de la petite ? Refuser cette rencontre, c’est considérer que les conducteurs de grosses voitures sont plus libres que les petites filles à vélo, que cette petite fille n’était pas vulnérable.

La justice juge en droit, il n’y a pas de textes qui interdisent l’achat, la possession ou l’utilisation d’un gros pick-up dans un village de campagne. Il n’y a pas de texte qui interdise la rencontre entre ce pick-up et la petite fille à vélo. Pour autant, la voiture qu’on choisit, la manière de conduire, d’appuyer sur un accélérateur sont des faits sociaux. Ils ne sont pas dus au hasard, ils se construisent et s’inscrivent dans un contexte, dans des constructions sociales. Tout l’objet de la justice devrait être de juger en tenant compte de ces faits sociaux. La justice est affaire d’hommes et de femmes, de situation et de parcours de vie. Pas uniquement de procédures.

L’homicide involontaire de la petite fille à vélo ne sera jamais remis dans son contexte. Il reste d’un côté des proches qui ne comprennent pas et un chauffeur qui a tué involontairement. Aucune parole n’est mise, personne ne s’est parlé, la justice qui a normalement pour but de mettre fin au conflit, les renforce. Il n’y a même pas eu de confrontation lors de l’instruction.

La petite fille à vélo est morte, mais il n’y a pas d’infanticide involontaire.

Siloë, à vélo, a rencontré une grosse voiture. La petite est décédée, le pick-up roule toujours. Dans ces principes, la justice rappelle qu’elle protège les plus fragiles. La petite fille ne serait donc pas la plus fragile dans cette situation ?

Dans l’ensemble de cette situation, les personnes vulnérables sont laissées seules avec leur souffrance : parents, proches, etc. La justice leur a refusé le fait de pouvoir guérir un autre enfant en attente de greffe. La violence est réelle, symbolique et sociétale. Personne, aucune institution de la République n’est en capacité de prendre soin de ces personnes. Tout se passe comme si la procédure n’était qu’une affaire de papier désincarnée.

Engagé depuis longtemps dans la protection de l’enfance et les métiers du care, je suis très attaché à l’État de droit, à la justice, à la République. Mais lorsque l’injustice vient directement de la justice, il m’est impossible de ne pas vouloir crier, hurler, militer pour que les choses changent. Les grands principes républicains ne peuvent cacher les errements et les violences systémiques d’institutions usées et fonctionnant en déconnexion des personnes. Les moyens manquent, les formations manquent, le temps manque, le courage politique manque. Il n’y a que la force des parents et des proches qui ne manque pas. Pour ne pas sombrer, pour ne pas se faire justice soi-même, pour ne pas tout balancer.

Car Siloë manque aussi à notre monde, c’était une petite fille à vélo.

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