Des villes sans voitures?

Les débats actuels sur l’aménagement urbain révèlent combien il nous est difficile de concevoir la ville sans voitures. Un peu d’histoire permet de relativiser cette «évidence». (Manouk Borzakian)

À Zurich, principale métropole helvétique, novembre restera dans les annales de la politique locale. L’exécutif à majorité socialiste et verte, possiblement grisé par la poussée écologiste aux dernières élections nationales, compte supprimer 700 places de stationnement en ville. Depuis 1996, un accord tacite prévalait entre la gauche et la droite: on ne touche pas au nombre de places de parking dans la commune. À l’autre bout de la Suisse, à Genève, le principe était même inscrit dans une loi cantonale, qui vient d’être assouplie: toute suppression de place de stationnement sur la voirie devait être compensée dans un parking public. Au pays du compromis, on comprend que la proposition de la majorité rose-verte zurichoise ait provoqué des remous.

Émissions de GES en Suisse

Office fédéral de l’environnement (OFEV)

Libérer de la place pour les vélos et les espaces verts est pourtant une goutte d’eau dans l’océan des mesures nécessaires pour que le pays respecte ses engagements de la COP21. Comme dans les autres pays riches, les transports sont la principale cause d’émissions de gaz à effet de serre en Suisse, véhicules particuliers en tête. Pendant que le Conseil fédéral – l’exécutif suisse – évolue dans un monde parallèle et prévoit d’ajouter une sixième voie aux autoroutes, les mesures zurichoises en faveur de mobilités alternatives, aussi timides soient-elles, ont le mérite d’une relative cohérence avec les exigences de l’époque.

À qui appartient la chaussée?

Au-delà des préoccupations écologiques, la lutte entre l’automobile et les autres modes de déplacement soulève la question de l’usage de l’espace en ville. La densité caractéristique des espaces urbains implique que l’espace y soit une denrée rare – donc chère et contestée. La voirie est inévitablement le lieu d’un conflit d’usage entre des modalités d’appropriation de l’espace difficiles, sinon impossibles, à concilier.

Passages piétons, pistes cyclables, feux rouges et couloirs de bus constituent autant de compromis visant à pacifier cette «lutte des places» et à faire oublier sa dimension conflictuelle. En Suisse, la coutume veut même que les automobilistes s’arrêtent poliment devant les passages piétons et que les passant·e·s les remercient d’un signe de la main: dépaysement garanti pour qui débarque d’une grande ville européenne. Car à Paris ou à Londres, c’est le rapport de force qui domine: on se faufile, on s’impose, on s’insulte.

Les Lauriers de César

Paris (Lutèce) d’après Goscinny et Uderzo (Les Lauriers de César)

Mais dans les deux cas, la priorité des voitures sur la chaussée va de soi. Une fois cette évidence ancrée dans les esprits, comment imaginer que la piétonnisation des voies sur berges à Paris ne donne pas lieu à plusieurs années de polémique et de recours juridiques? À Genève ou Lausanne, rendre une rue piétonne garantit de se faire traiter de «fasciste vert» par la droite populiste. Alors que la circulation automobile occupe une proportion de l’espace urbain très supérieure à son usage – la moitié des voies publiques parisiennes sont dévolues à la voiture – toute tentative de réduire cette emprise suscite des contestations au nom de la «liberté». On perçoit l’usage de la voiture en ville comme un droit fondamental.

Le tout-voiture, une réalité récente

Un rapide retour en arrière permet de rappeler que ce qui semble aujourd’hui évident ne l’a pas toujours été. L’aménagement des villes pour la circulation automobile est le résultat – récent – d’un processus mêlant évolutions techniques, pressions économiques et rapports de force politiques.

Dans le cas des États-Unis, le développement d’infrastructures restreignant la marge de manœuvre des piéton·ne·s s’est accompagné d’un travail de sape idéologique durant le premier tiers du 20e siècle. Les premières années ne sont pas de tout repos pour l’industrie automobile: alors que la chaussée reste un lieu partagé, la voiture apparaît comme un danger public, une machine semeuse de mort. Les choses rentrent progressivement dans l’ordre grâce à l’invention de «Jay Walker». Monsieur Jay Walker, c’est le piéton inconscient qui traverse n’importe où et n’importe quand. Il se met en danger lui-même et, plus important, s’attire l’opprobre publique par son comportement irresponsable. Sur cette base idéologique façonnée et entretenue par le lobby automobile, il devient possible d’exclure de la chaussée la marche, puis d’autres transports collectifs.

Après la Seconde Guerre mondiale, alors que l’industrie automobile va servir de pilier au modèle fordiste et à la période de prospérité économique des Trente Glorieuses, le processus est en passe d’être achevé. La voiture devient le point de référence pour l’aménagement urbain de Los Angeles à Chandigarh – œuvre de Le Corbusier et hymne à l’automobile. Dans les grandes villes des États-Unis, le démantèlement des réseaux de tramway a commencé dès les années 1930, avec à la manœuvre General Motors, Standard Oil et Firestone. En Europe, il faudra attendre les années 1960 pour que la voiture supplante le tramway au nom de la liberté individuelle et de la croissance économique, en particulier dans les pays latins.

Avec une conséquence parmi d’autres: dans des villes saturées de dangers et d’obstacles symboliques et/ou physiques, les enfants marchent de moins en moins et voient leurs capacités physiques régresser. Les jeux vidéo ont bon dos.

«L’idéologie de la bagnole»

Les accidents de la route causent, chaque année, la mort d’environ 40 piéton·ne·s en Suisse et plus de 500 en France. Aux diverses conséquences connues de la pollution sur la santé, s’est ajouté il y a peu le lien entre cancer du cerveau et particules ultrafines. Avec de tels chiffres, pour que les voitures aient toujours droit de cité dans les villes, il faut que «l’idéologie de la bagnole», analysée par André Gorz en 1973, ait les épaules solides: la voiture est l’une des composantes indépassables de nos représentations de la ville.

Mais est-ce à dire que l’on ébranlera cette idéologie et ses manifestations concrètes en piétonnisant tel quartier central ou en interdisant tel type de véhicule, comme les SUV, dans les villes-centres? Évidemment non. Faute de repenser entièrement l’aménagement des agglomérations européennes et les logiques qui lui servent de fondement, les mesures des municipalités tenues par la gauche de gouvernement servent surtout à se donner une bonne conscience écologique et à améliorer le quotidien des habitant·e·s des centres urbains. En laissant soigneusement de côté le problème de l’accessibilité desdits centres pour celles et ceux qui vivent en périphérie.


Sur le blog

« Faut-il toujours entraver les routes? » (Gilles Fumey)

« Jamais sans mon SUV » (Manouk Borzakian)


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