Pénuries : des grains de sable dans la machine

Depuis le 17 janvier, on trouve dans toutes les bonnes librairies le dernier livre de notre contributeur Renaud Duterme. Mondialisation, réseaux d’approvisionnement, goulots d’étranglement… Voici, en quelques paragraphes, un aperçu du contenu de Pénuries. Quand tout vient à manquer (éd. Payot).

Pénurie. Un mot que l’on croyait appartenir au passé. Mais que plusieurs événements (pandémie de Covid-19, blocage du canal de Suez, guerre en Ukraine) ont fait revenir sur le devant de l’actualité. Énergie, matières premières, denrées alimentaires, médicaments, matériaux de construction, pièces automobiles, puces électroniques, main d’œuvre, aucun secteur ne semble épargné par cette tendance préoccupante.

Un approvisionnement sous tension

La quasi-totalité des biens que nous achetons et utilisons nous parviennent via des chaînes d’approvisionnement aussi longues que complexes. Elles sont composées de multiples maillons, allant de l’extraction de matières premières (minerais, produits agricoles, énergie) et leur transformation, jusqu’à l’acheminement vers les rayons des supermarchés, en passant par la fabrication, l’entreposage et, bien sûr, le transport. Le tout fonctionnant en flux tendu (la logique de stock ayant laissé la place à un acheminement quotidien), principalement grâce au développement de la conteneurisation et du transport routier. Le maître mot de cette logistique est la fluidité. Le moindre grain de sable peut gripper toute la machine, a fortiori s’il n’est pas résorbé rapidement.

Car mondialisation capitaliste oblige, les différentes étapes de ces chaînes d’approvisionnement ont été de plus en plus éloignées les unes des autres, augmentant les risques de perturbations par effet domino. Conflits, catastrophes naturelles, aléas climatiques, grèves, attentats, cyber-attaques, épidémies, autant d’événements pouvant «gripper» un maillon de la chaîne (voire plusieurs) et par là provoquer des goulots d’étranglement remettant en question le fonctionnement même de l’économie. Ces goulots semblent se multiplier depuis quelques années et il est fort probable que cela ne soit qu’un début, tant de nombreuses ruptures se dessinent, causées par des limites géophysiques (épuisement des ressources), des dérèglements climatiques (sécheresses et inondations), la chute des rendements agricoles, des tensions socio-économiques (mouvements sociaux, grèves, manque de main d’œuvre, vieillissement de la population, montée des replis identitaires) ou encore géopolitiques (guerres et conflits divers).

Rien que ces derniers mois, on peut évoquer l’assèchement du canal de Panama engendrant une réduction du nombre de navires pouvant l’emprunter quotidiennement; les attaques des Houthis en mer Rouge contre des navires commerciaux, ce qui a contraint de nombreux armateurs à faire contourner l’Afrique à leurs navires; ou encore les grèves et les blocages émanant du monde agricole qui, s’ils accentuaient, pourraient priver certains territoires d’approvisionnement divers. Rappelons que les cent premières villes de France ont seulement trois jours d’autonomie alimentaire, avec 98% de leur nourriture importée[1].

Jusqu’ici, les tensions ont été en partie surmontées et n’ont pas débouché sur des ruptures majeures, matérialisées par des pénuries durables. Mais leur multiplication est un phénomène inquiétant et l’analyse objective des risques laisse supposer une aggravation et surtout une interconnexion entre des phénomènes a priori distincts les uns des autres. C’est d’autant plus vrai qu’un couac peut engendrer des perturbations bien plus longues que le problème en tant que tel, les retards s’accumulant à chaque étape, le redémarrage de la machine pouvant mettre plusieurs mois, voire années, pour retrouver la fluidité qui fait sa raison d’être.

Ironie du sort, ces tensions impactent de nombreux éléments sans lesquels la logistique elle-même serait impossible. Les palettes, conserves, conteneurs, véhicules, emballages et cartons sont aussi fabriqués de façon industrielle et nécessitent des composants ou des matières souvent issus de pays lointains et dont le transport et les procédés de fabrication impliquent de grandes quantités d’énergie et de ressources (métaux, bois, eau, etc.).

Idem pour la main d’œuvre nécessaire au bon fonctionnement des infrastructures qui nous entourent. La colère des agriculteurs est là pour nous rappeler que ces dernières dépendent in fine de travailleurs agricoles, de chauffeurs (deux professions qui ont bien du mal à trouver une relève auprès des jeunes générations), mais aussi d’employés de supermarché, d’exploitants forestiers, d’ouvriers du bâtiment, de magasiniers d’entrepôts logistiques, etc.

Le ver était dans le fruit

Ces vulnérabilités sont loin d’être une fatalité et découlent d’une vision de la mondialisation au sein de laquelle les forces du marché jouissent d’une liberté quasi-totale, ce qui a engendré une multinationalisation des entreprises, la création de zones de libre-échange de plus en plus grandes et la mainmise de la finance sur les grands processus productifs. Des principes se sont peu à peu imposés tels que la spécialisation des territoires dans une ou quelques productions (particulièrement visible en ce qui concerne l’agriculture); la standardisation à outrance permettant des économies d’échelles; la liberté des mouvements de capitaux, engendrant des phénomènes spéculatifs à l’origine de la volatilité des prix de nombreuses matières premières; la mise en concurrence de l’ensemble des territoires et des travailleurs; et bien sûr l’interdépendance mutuelle.

Ces principes ont des conséquences dramatiques chez un nombre croissant de personnes, entraînant une perte de légitimité du système en place, ce qui risque également d’alimenter des tensions sociales et géopolitiques déjà existantes, perturbant un peu plus ces chaînes logistiques. À titre d’exemple, les politiques de fermeture des frontières prônées par de plus en plus de gouvernements national-populistes priveraient les pays qui les appliquent de milliers de travailleurs, conduisant à des pénuries de main d’œuvre dans de nombreux secteurs.

Démondialiser les risques

En outre, avoir un regard global sur nos systèmes d’approvisionnement permet de (re)mettre certaines réalités au cœur des analyses. Il en est ainsi de cycles de production concernant les différents objets qui nous entourent. De l’origine des composants nécessaires à leur fabrication. Des impacts écologiques et sociaux présents à toutes les étapes de ces cycles. Des limites du recyclage. De la fable que constitue le découplage[2], cette idée selon laquelle il serait possible de croître économiquement tout en baissant les impacts environnementaux. Des limites physiques et sociales auxquelles va se heurter la poursuite de notre consommation.

Pour ce faire, il importe de populariser de nombreux concepts tels que l’empreinte matière (qui tente de calculer l’ensemble des ressources nécessaires à la fabrication d’un bien), l’énergie grise et l’eau virtuelle (respectivement l’énergie et l’eau entrant dans les cycles d’extraction et de fabrication d’un produit), le métabolisme (qui envisage toute activité humaine à travers le prisme d’un organisme nécessitant des ressources et rejetant des déchets), la dette écologique (qui inclut le pillage des autres pays dans notre développement économique) ou encore l’extractivisme (qui conçoit l’exploitation de la nature d’une façon comptable).

Et par là aller vers plus d’autonomie territoriale, en particulier dans les domaines les plus élémentaires tels que l’agriculture, l’énergie ou la santé (rappelons qu’environ 80% des principes actifs indispensables à la plupart des médicaments sont produits en Chine et en Inde)[3].

Dans le cas contraire, l’anthropocène, avec ses promesses d’abondance, porte en lui les futures pénuries. Le monde ne vaut-il pas mieux qu’un horizon à la Mad Max?


[1] Guillaume Faburel, Pour un nouveau pacte avec le vivant, Paris, Flammarion, 2023, p38.

[2] Timothée Parrique, Ralentir ou périr. L’économie de la décroissance, Paris, Seuil, 2022.

[3] Pauline Londeix et Jérôme Martin, Combien coûtent nos vies ? Enquête sur les politiques du médicament, Paris, 10/18, 2022, P51.


Renaud Duterme, Pénuries. Quand tout vient à manquer, Paris, Payot, 2023.


Sur le blog

«Et le conteneur changea le monde» (Renaud Duterme)

«Blocage du canal de Suez, la faute à Ricardo?» (Renaud Duterme)

«Les routiers sont sympas» (Renaud Duterme)

«L’industrie mondiale bientôt à sec?» (Renaud Duterme)

«El Niño, clim’ planétaire devenue bombe à retardement» (Gilles Fumey)

«La mondialisation dans un flacon» (Manouk Borzakian)

«Le coronavirus: aux limites de l’économie capitaliste» (Manouk Borzakian)

«Petite géographie de Mad Max» (Manouk Borzakian)


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Une réflexion au sujet de « Pénuries : des grains de sable dans la machine »

  1. peu rassurant…..l’exemple des palettes qui ne s’échangent pratiquement plus ( trop cher, trop contraignant ) et autres containers que l’on abandonne un peu partout sur la planète et la léthargie de nos dirigeants…..
    Billet lucide

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