Petite géographie de Mad Max : la route entre civilisation et chaos

Mad Max

En ouverture de Mad Max : Le défi (1981), une séquence plante le décor : un long conflit entre grandes puissances a mené à un monde en manque de pétrole et envahi par les pillards, le basculement ayant commencé dans le premier volet de la série (Mad Max, 1979). On est en plein dans l’obsession de fin du monde marquant le cinéma occidental dès les années 1960. Et la description de ce monde postapocalyptique mobilise un imaginaire géographique qui raconte les angoisses et inquiétudes des sociétés occidentales depuis un demi-siècle.

George Miller s’inscrit dans cet imaginaire, tout en mobilisant des éléments propres le rattachant au cinéma australien des années 1970. Dans les aventures de Max Rockatansky, trois objets géographiques ressortent : le désert, la ville et la route.

Mad Max
Mad Max (réal. George Miller, 1979)

Désert

Passée l’introduction du deuxième volet, la mythique V8 Interceptor se trouve au cœur d’une poursuite dont Miller a le secret, dans laquelle on trouve tout : la route, la fascination pour les voitures et la vitesse, la panne d’essence qui guette, une bonne dose de queer et, surtout, le désert.

http://www.youtube.com/watch?v=REAni_fAA-c

Dans tout Mad Max transparaît une fascination pour les grands espaces et la wilderness, sous la forme de paysages désertiques et semi-désertiques omniprésents dans les deuxième, troisième et quatrième volets. On retrouve cette relation ambiguë – plus peut-être que dans les westerns hollywoodiens – ailleurs dans le cinéma australien : chez Peter Weir (Pique-nique à Hanging Rock, 1975) ou Nicolas Roeg (Walkabout, 1971), le désert se fait lieu de l’initiation et de l’épreuve, mais aussi de l’imprévu et de la remise en cause des valeurs.

Mad Max

Les valeurs, justement, commencent à manquer au fil du premier Mad Max, clos par une poursuite à contre-temps sur des routes semblant de plus en plus mener nulle part, à travers un paysage de moins en moins humanisé.

Le désert, en toute logique, traduit le mieux l’idée de fin du monde, car il s’oppose de manière radicale à la grande ville, donc à la civilisation telle que nous la percevons, en lien avec l’agriculture et l’urbanisation du Néolithique. L’aridité empêche toute culture ou presque. Et le paysage n’en finit pas d’être hostile, associant roches, animaux à sang froid et vent balayant/recouvrant tout lentement mais sûrement.

Chez Miller, le désert n’est pas un espace à conquérir – comme dans les westerns classiques, où la dureté du désert est une épreuve, un passage vers une terre promise – mais dans lequel on rencontre des ruines plus ou moins bien ensevelies (panneaux, véhicules abandonnés…), c’est-à-dire les vestiges d’un monde disparu. On peut déjà parler, dans le premier volet, d’un déficit de lieux : une gare déserte et minable rappelle l’ouverture d’Il était une fois dans l’ouest, pendant que le commissariat se désagrège, symbole d’un État de droit qui s’effondre. Dans les épisodes suivants, l’aboutissement de ce déficit est l’avènement du « wasteland » (désert, mais au sens d’une terre abandonnée, « désolée »).

Le désert figure un espace qui n’en est plus un, c’est-à-dire qui n’est plus approprié ou appropriable par un groupe humain : il s’oppose au territoire (humanisé, socialisé) et se réduit à une étendue (Michel Lussault). Dans un tel « non-espace », les individus éclatés poursuivent comme seul but leur survie, faute de prises auxquelles s’accrocher.

Il ne reste plus aux protagonistes qu’à croire en un ailleurs, en une géographie mythique dont ils possèdent des traces plus ou moins tangibles : la carte postale d’une lointaine plage de rêve dans Mad Max 2, le souvenir d’enfance un peu flou du « Greenland » dans Mad Max: Fury Road (2015).

Vous avez dit : ville ?

De ce néant sociospatial émergent quelques embryons de civilisation, des tentatives de refaire lieu et ainsi refaire société.

Mad Max 2

Dans Mad Max 2, une petite communauté érige dans le désert une forteresse de fortune destinée à protéger des pillards une raffinerie et sa cargaison d’essence, pour une halte d’une durée indéterminée sur la route d’une très hypothétique terre promise (la plage de la carte postale ci-dessus). Le moins qu’on puisse dire est que ce lieu se signale par le minimalisme de ses fonctions : pomper, raffiner, se protéger. On n’a guère plus qu’un « quasi-lieu », dont la pauvreté se trouve aggravée par un état de siège permanent qui rappelle les thématiques zombies.

Plus intéressant, dans Mad Max : Au-delà du dôme du tonnerre (Mad Max: Beyond Thunderdome, 1985), une petite ville offrant un concentré de l’imaginaire queer/freak de Miller se dresse dans le désert, dirigée de main de fer par une étrange despote incarnée par Tina Turner en personne.

Mad Max 3

La ville possède une particularité importante, qu’on découvre dès l’arrivée de Max : on n’y entre pas à moins d’avoir quelque chose à vendre (« If you’ve got nothing to trade, you’ve got no business in Bartertown »). Non seulement la ville ne fait pas très envie par son aspect, mais elle se résume à sa fonction commerciale/économique. Le tout renforcé par le fait que le pouvoir politique est mené à la baguette par les deux « chefs » d’un sous-sol produisant l’énergie de la ville à partir de défécations porcines.

Mad Max 3
Mad Max: Au-delà du dôme du tonerre (réal. George Miller & George Ogilvie, 1985)

Au-delà de la critique transparente du capitalisme sauvage et de ses peu avouables tréfonds, la tentative de refaire lieu ne produit qu’une forme corrompue de société/urbanité. Loin de ce lieu de perdition, Max trouvera refuge auprès d’une drôle de tribu d’adolescent-e-s vivant en harmonie avec la nature tout en vouant un culte aux lumières de villes, variation sur le mythe du bon sauvage et promesse de renouveau de l’humanité.

Route

Un dernier géotype redouble la tension entre ville et désert : la route. Ce qui habite littéralement Mad Max, c’est l’obsession de Miller pour les engins motorisés, véritables objets transitionnels – évidemment ultra masculins. On ne compte par les inserts sur les roues, boîtes de vitesse et autres tuyaux d’échappement, au point que la V8, bricolage mythique, est bien l’un des principaux personnages. Corollairement, poursuites et accidents font de la route l’objet spatial central de la série.

Mad Max 2
Mad Max (réal. George Miller, 1979)

Premier niveau de lecture : le mouvement et la vitesse procurent liberté et adrénaline. On retrouve un imaginaire de la route assez classique, au cœur des Road Movies nord-américains des années 1960, renforcé chez Miller par le côté assez puérile du rapport des personnages à la vitesse motorisée. Max et ses collègues retirent de la route et de longs trajets vers nulle part un plaisir d’ordre charnel.

D’où un deuxième niveau de lecture. Si la société, au moins occidentale, se définit par sa sédentarité, alors la route introduit une tension entre les binômes sédentarité/civilisation et nomadisme/chaos, entre stable et instable, entre immobile (bien à sa place) et mobile (incontrôlable car « insituable »).

Mad Max 4

Revers de la médaille et enjeu des deux premiers volets, des hordes de motards font régner la terreur, à la recherche d’essence – leur permettant de rouler, pour trouver de l’essence, pour rouler, etc. Cette tension fait écho à l’opposition, aux fondements de la civilisation nord-américaine, entre communities – groupes sédentaires partageant des valeurs communes – et beatniks – rebelles de tous bords (auto-)condamnés à la mobilité.

Cette tension spatiale civilisation/chaos, comme dans le cinéma nord-américain, recouvre une opposition de genre : aux hommes – avec une coloration gay/queer propre à Miller – la route, aux (rares) femmes les espaces « domestiques » ou ce qu’il en reste. Même s’il faut reconnaître à Miller de mettre en scène quelques redoutables amazones dans Mad Max: Fury Road (2015), à commencer par Charlize Theron en Impératrice Furiosa.

Croisée des chemins

Reste que l’ambiguïté du discours de la tétralogie tient au personnage de Max, proche de celui du justicier du Far-West. Ce héros ambigu oscille entre l’attachement à la douceur et la stabilité de son foyer et l’excitation addictive de la route et de la vitesse, conscient que la différence entre lui et les gangs de motards qu’il combat ne tient qu’à un fil. Les événements vont ensuite le rattacher pour de bon à la route et, dans les trois volets suivants, il restera étranger aux quêtes des principaux protagonistes, tout en les rendant possibles.

Miller, pas binaire pour un sou, mobilise la route comme lieu de l’ambiguïté, relevant à la fois de l’incontrôlable et de la liberté, du danger et du salut, du civilisé et du sauvage, et où se retrouvent, avec des rôles parfois mal identifiés, fauteurs de troubles et gardiens de l’ordre. Il se fait de cette manière le témoin d’un monde dans lequel les repères sociaux, et en particuliers spatiaux, se brouillent irrémédiablement.

[Ce texte reprend les éléments d’une intervention au Festival international de géographie de Saint-Dié-des-Vosges en septembre 2015.]


À lire

N. Prat, M. Borzakian, A. Mathis, É. Lépine, E. Desbois, Mad Max, au-delà de la radicalité, Playlist Society, 2022.


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