Les routiers sont sympas

Routiers

Sans eux, pas de supermarchés, pas de stations-service, pas de commerce en ligne, pas de pharmacies, pas de marchés agricoles, pas de zonings commerciaux, pas d’usines, pas de magasins de matériaux. Eux, ce sont les routiers, des travailleurs à la fois au centre de notre société de consommation et dans l’ombre de notre quotidien. (Renaud Duterme)

« Je suis loin des miens pour que vous ne manquiez de rien »[1]

« Si vous l’avez, c’est un camion qui vous l’a apporté »

Ils font rarement la une de l’actualité. Et pourtant, sans eux, tout s’arrête. Quelques jours sans camions sur nos routes et nos supermarchés sont vides. Nos villes coupées d’approvisionnement alimentaire. Des millions d’automobilistes dans l’incapacité de remplir leur réservoir, et donc d’aller travailler. On imagine les conséquences en cascade de pareils évènements[2]. Comment s’est mise en place cette dépendance au transport routier et quelles en sont les conséquences ?

(c) Tania Pougin

La montée en puissance de la logistique

Loin de la dématérialisation promise, notre mode de vie dépend d’infrastructures bien réelles et de flux permanents de biens et de marchandises. Et l’essentiel de ces flux s’opère encore, du moins à l’échelle continentale, par camions.

Progrès dans les transports obligent, nos sociétés fonctionnent dorénavant sur le Just In Time, en flux tendu. En une phrase : il n’y a plus de stock, tout est dans les camions. Moins coûteux pour les entreprises (l’espace coûte cher) et surtout plus flexible. Deux avantages déterminants au regard d’une double évolution de nos modes de production et de consommation.

La division mondiale du travail d’abord, qui a engendré une spécialisation des territoires dans la production conforme à leur « avantage comparatif » (climat, ressources, salaires moins élevés, etc.), entraînant des délocalisations d’activités aux quatre coins du monde, ce qui nécessite un accroissement considérable des kilomètres parcourus par les marchandises en tous genre.

L’explosion du commerce en ligne ensuite. Avec le « besoin » toujours plus répandu d’avoir tout, tout de suite. Pascal, chauffeur belge depuis 40 ans, résume la philosophie dorénavant à l’œuvre : « les consommateurs commandent aujourd’hui pour avoir hier ! ». Satisfaire ces exigences nécessite non seulement des lieux d’entreposage (donc des stocks malgré tout), matérialisés par des hangars toujours plus imposants placés en périphérie des villes et le long des axes autoroutiers. Mais également des hommes et des femmes acheminant tout ce qui peut exister vers les différents lieux de consommation et de transit (usines, magasins, domiciles, terminaux, ports, etc.).

Résultat des courses : une absence de considérations écologiques (25% des camions roulent à vide pour satisfaire l’impatience des consommateurs) et une pression constante sur ces travailleurs de l’ombre accusés de tous les maux.

Les parias de la route

Car ces hommes et ces femmes ne correspondent plus vraiment aux critères de la bien-pensance propres à nos sociétés policées. Méprisés par de nombreux écologistes, ils le sont aussi par les autres conducteurs (qui les accusent d’encombrer les routes et de saturer les parkings), voire par une population plus large en raison des nuisances provoquées par les camions (bruit, pollution, risques d’accidents). Même au sein d’une société qui exige que le dernier gadget à la mode soit livré à domicile dans les 24 heures, les routiers se retrouvent trop souvent associés à une image de beauf, macho, pollueur ou danger public.

Ceci se constate également au travers de mesures et politiques compliquant parfois sévèrement le travail des chauffeurs. Interdiction de rouler le dimanche, obligeant certains chauffeurs à rester des heures durant sur une aire d’autoroute. Bannissement des poids lourds de tronçons secondaires pourtant plus appréciés des chauffeurs car moins monotones et ponctués de relais de meilleure qualité. Ou encore multiplication d’obstacles avant tout pensés pour faciliter les autres usagers tels que des zones piétonnes, des ronds-points ou des casse vitesses (qui accroissent en outre la consommation de carburant).

Le manque de considération pour la profession a atteint un sommet lors du premier confinement pour cause de Covid, avec la décision de fermer du jour au lendemain tout ce qui fournissait un tant soit peu de réconfort aux routiers (relais, cafés, sanitaires, aires de stationnement équipées).

Un métier qui se dégrade

Les témoignages concordent avec les statistiques : le métier n’attire plus. Dans de nombreuses entreprises, l’âge moyen approche de la retraite et la relève a du mal à suivre. Les causes sont multiples et sont évidemment à chercher dans les difficultés inhérentes au métier : isolement et solitude, difficultés à combiner vie de famille et travail, impossibilité de suivre la scolarité des enfants ou de prendre des rendez-vous en semaine (y compris médicaux), augmentation des temps d’attente dans des no man’s lands autoroutiers, problèmes sanitaires (manque de sommeil, sédentarité, maladies cardio-vasculaires). Ce genre de contraintes suffisent à décourager nombre de potentiels candidats.

Mais les mutations évoquées ci-dessus contribuent à rendre le travail moins supportable. La numérisation à l’extrême supprime ce qui restait de lien social (plus besoin de téléphoner à son patron ou au client). La pression permanente liée au « zéro stock, zéro délais » efface toute solidarité entre routiers (plus le temps de s’arrêter pour venir en aide à un collègue). La fermeture nocturne des relais routiers ainsi que la diminution de leur nombre (cinq fois moins que dans les années 1960) entraînent une explosion de la malbouffe chez les chauffeurs plus jeunes et étrangers (moins chère qu’un repas dans un relais). Les conditions d’accueil se dégradent (douches, sanitaires) dans les relais, quand ils existent encore (surtout pour les femmes). Sans oublier des salaires médiocres au regard des heures véritablement passées loin de chez soi (moins d’heures de travail mais plus d’heures à attendre) et de l’augmentation des contraintes (amendes, obligation de repasser le permis tous les cinq ans et de suivre cinq jours de cours pour environ 1200 euros). En définitive, désillusion chez les plus jeunes et une nostalgie chez les anciens.

Big Brother au volant

Car le paradoxe du métier veut que, quand bien même le confort se soit amélioré, une majorité de chauffeurs regrettent les anciennes années. Certes, les camions étaient plus difficiles à conduire. Certes, les cartes routières faisaient office de GPS. Et certes, les heures de travail étaient plus longues. Mais le sentiment de liberté et d’aventure était au centre du boulot.

Car les progrès technologiques, ce sont aussi ceux dans la géolocalisation et du tachygraphe (cet appareil qui note scrupuleusement les heures de roulage et qui peut aisément être vérifié par la police de la route). Plus question donc pour ces chauffeurs pistés en permanence de dépasser ne serait-ce que d’une demi-heure l’horaire prévu sous peine d’amendes. Le moindre imprévu (embouteillage, accident, mauvaises conditions météo) engendre un stress permanent quant au retard de plus en plus difficile à rattraper. D’autant plus que de nombreux services de livraison au sein des entrepôts et des usines ferment à heure fixe. Aux chauffeurs d’arriver à l’heure. « Avant, ils avaient le temps. Maintenant, ils ont un chronomètre dans la tête. »

L’armée de réserve

Pour l’instant, le manque de chauffeurs nationaux est pallié par des homologues étrangers, moins payés, mais encore suffisamment par rapport aux salaires et au coût de la vie dans leur pays d’origine. Hier Portugais et Espagnols. Aujourd’hui Polonais, Slovaques ou Roumains. Et demain ?

La mise en concurrence des travailleurs de différents pays ne date pas d’hier et touche de nombreux secteurs mais celui du poids lourd est particulièrement impacté. Dans ce domaine comme dans d’autres, le contrat de travail doit être signé dans le pays où le camion est immatriculé. Mais rien de plus facile d’acheminer une marchandise via un transporteur étranger. C’est ainsi que nos autoroutes regorgent de poids lourds polonais, slovaques ou hongrois dont les chauffeurs sont payés trois à quatre fois moins que leurs homologues français ou belges. L’élargissement de l’UE et la fin de la Tarification routière obligatoire ont facilité cette tendance, encore accentuée par le recours de plus en plus fréquent à des camionnettes bâchées plus légères que les poids lourds, permettant d’échapper aux réglementations sociales et tarifaires.

Les conséquences sont dramatiques pour les chauffeurs et font obstacle à des revendications collectives pour une profession déjà très atomisée malgré son pouvoir sans pareil de perturber toutes les chaînes de production et d’approvisionnement de nos pays.

Un avenir incertain

Beaucoup d’interrogations subsistent quant à l’avenir du transport routier et les transporteurs vont rapidement faire face à de nombreux défis. Manque de chauffeurs[3], hausse des prix du carburant (poste souvent plus important que les salaires) mais aussi pénuries de pièces compromettant le remplacement des véhicules en bout de course (tous les six ans environ).

Dans le contexte actuel de pénuries (et qui va s’aggraver), les délais pour l’achat d’un nouveau camion peuvent aller jusqu’à un an et demi. Il est donc très difficile pour les transporteurs d’anticiper les évolutions prochaines, sans oublier les politiques qui devraient être mises en œuvre pour réduire les émissions de CO2 du secteur. De nombreuses incertitudes donc, mais dont les chauffeurs risquent d’être les premières victimes.


[1] Cité dans Jean-Claude Raspiengeas, Routiers, Paris, L’iconoclaste, 2020. Sauf mention contraire, toutes les références proviennent de cet excellent livre indispensable pour comprendre le quotidien de ces femmes et hommes de la route.

[2] Pour un aperçu des effets en cascade, lire Pablo Servigne et Rapahël Stevens, Comment tout peut s’effondrer, Seuil, 2015, pp118-119.

[3] Tendance également préoccupante aux États-Unis. Voir le documentaire du Wall Street Journal : Why Global Supply Chains May Never Be the Same.


Jean-Claude Raspiengeas, Routiers, L’Iconoclaste, Paris, 2020.

Les routiers sont sympas était une émission radiophonique diffusée sur RTL entre 1972 et 1983.


Merci à Pascal, routier belge avec plusieurs millions de km au compteur, pour ses informations et son témoignage.


Sur le blog

« Blocage du Canal de Suez, la faute à Ricardo ? » (Renaud Duterme)

« Faut-il toujours entraver les routes ? » (Gilles Fumey)


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