Olivier Ducharme : « Le transport urbain est une affaire commune et non individuelle »

Ville contre automobiles

Dans un ouvrage facile d’accès et riche, le philosophe Olivier Ducharme met le doigt sur les contradictions indépassables entre espaces urbains et automobile. En 200 pages, Villes contre automobile (éd. Écosociété) décrit notre aliénation à la voiture et, sans accuser les automobilistes, propose des pistes de sortie du tout bagnole. Rencontre.

Géographies en mouvement – Votre essai sur les liens entre ville et voiture commence par un important travail d’historicisation. Vous rappelez une évidence : les villes sans voitures ont existé. Mais vous allez plus loin : vous pointez une contradiction fondamentale entre ville et automobile, car la ville « freine l’élan » de la voiture. Vous évoquez André Gorz, qui avait déjà souligné combien la voiture, en devenant un bien de consommation de masse, s’est trouvée prise dans une contradiction insurmontable. Pouvez-vous expliquer cette contradiction ?

Olivier Ducharme – Dans son article de 1973 « L’idéologie sociale de la bagnole », André Gorz constate, tout d’abord, que lorsque la voiture a été inventée, elle était destinée principalement aux « bourgeois très riches » à qui elle procurait un privilège inédit : « celui de rouler beaucoup plus vite que tous les autres ». Cependant, lorsque tout un chacun a pu s’acheter une voiture, l’avantage qu’elle procurait sur les autres moyens de transport s’est estompé. « C’est la paralysie générale par empoignade générale, écrit Gorz. Car lorsque tout le monde prétend rouler à la vitesse privilégiée des bourgeois, le résultat, c’est que rien ne roule plus, que la vitesse de circulation tombe au-dessous de celle de l’omnibus à cheval et que la moyenne, sur les routes de dégagement, en fin de semaine, tombe au-dessous de la vitesse d’un cycliste ».

Olivier Ducharme

Le cercle vicieux de l’investissement dans les infrastructures routières © Olivier Ducharme, éd. Écosociété

En devenant un produit de consommation de masse, la voiture a perdu l’avantage qui la distinguait des autres moyens de transport. Une contradiction de même nature existe au sujet de l’augmentation de la capacité routière. La construction de nouvelles routes est censée accélérer la circulation automobile. Cependant, les gains en vitesse ne durent qu’un temps, car elle ne fait qu’encourager l’utilisation de cette route jusqu’au point où elle se trouvera elle-même congestionnée. Au lieu de faire gagner du temps aux usagers, l’augmentation de la capacité routière se résorbe à moyen terme, ce qui entraîne l’accroissement du trafic et l’annulation des améliorations en temps et vitesse. Nous nous retrouvons finalement face à un développement routier en spirale où chaque nouvelle infrastructure exacerbe la congestion automobile.

L’automobile apparaît ainsi « comme un monstre chronophage » pour reprendre la formule d’Ivan Illich.

GEM – Malgré cette contradiction entre ville et automobile, les urbanistes de l’entre-deux-guerres vont consacrer la voiture, au point d’en faire une « unité de mesure » de la ville. Comment se déroule ce processus à la fois intellectuel et matériel et quelles sont ses conséquences sur l’aménagement ?

OD – La « paralysie générale », décrite par Gorz, a été expérimentée dès les années 1920 et 1930 dans les grandes villes européennes et nord-américaines. C’est à ce moment que plusieurs urbanistes ont remis en question la pertinence de la présence des automobiles dans les villes. Par exemple, Frank Lloyd Wright, aux États-Unis, ou Le Corbusier, en France, se sont interrogés : doit-on faire place aux automobiles dans le paysage urbain ou doit-on les interdire ?

Après la Seconde Guerre mondiale, nous assisterons, un peu partout en Europe et en Amérique du Nord, à la reconstruction des villes pour permettre une meilleure circulation automobile. L’élargissement des rues et des boulevards, la construction d’autoroutes urbaines, la destruction de quartiers entiers seront la marque des rénovations urbaines qui défigureront de nombreuses villes et mettront à mal plusieurs milieux de vie urbains. Pensant ainsi améliorer la fluidité de la circulation automobile, les grands travaux d’après-guerre produiront le contraire : les embouteillages deviendront de plus en plus importants et ralentiront la vitesse des automobiles.

Les grands travaux de la seconde moitié du vingtième siècle ont mené à un réaménagement urbain dédié à l’automobile. C’est ainsi que la « ville-automobile » s’est construite et que l’automobile est devenue un bien de consommation de première nécessité.

« …l’automobile a réussi à faire du transport urbain une affaire privée »

GEM – Résultat de cette évolution, désormais « la ville appartient à l’automobile ». Cette technologie, censée nous aider, finit par nous dicter nos comportements et notre mode de vie. C’est cette forme d’aliénation qui empêche de penser des modes de transport et des projets d’aménagement alternatifs ?

OD – Sommes-nous aliénés en raison de l’automobile ou seulement parce que l’automobile participe, dans son être même, au déploiement du mode de production et de consommation capitaliste ? Les rénovations urbaines d’après-guerre ont transformé la ville pour en faire un centre économique rapide. « L’automobile a fait les affaires et les affaires développent l’automobile, sans limite prévisible », écrivait Le Corbusier dès 1924.

Symbole et instrument de la logique marchande, l’automobile a réussi à faire du transport urbain une affaire privée. Les inégalités sociales et économiques se reproduisent dans le transport urbain en permettant, d’un côté, à certaines personnes de se déplacer plus rapidement d’un point A à un point B et de le faire de manière plus confortable. D’un autre côté, la possession d’une automobile creuse l’écart entre les plus fortunés et les moins fortunés : le poids financier d’une automobile est beaucoup plus grand pour le portefeuille d’une personne en situation de pauvreté que pour celui d’un grand financier.

L’automobile est ainsi un facteur d’inégalité. Projeter de nouveaux aménagements urbains devrait avoir comme visée d’effacer les écarts inégalitaires qui sont au cœur des milieux urbains. Faire des rues un lieu commun, une réalité commune et non uniquement de compétition et de vitesse impersonnelle, doit passer par l’élimination des automobiles des villes.

« Je n’ai pas voulu, dans ce livre, pointer du doigt les automobilistes. La cible est plutôt le système dans lequel les automobilistes sont pris au piège. »

GEM – Vous insistez sur un autre élément : les valeurs associées à la voiture, en particulier l’individualisme et, supposément, la « liberté ». Mais l’individu-automobiliste est aussi une victime, dans beaucoup de cas, de l’aménagement urbain et du règne du tout-voiture. Comment construire un discours philosophique et politique qui critique la voiture sans stigmatiser les automobilistes ?

OD – Je n’ai pas voulu, dans ce livre, pointer du doigt les automobilistes. La cible est plutôt le système dans lequel les automobilistes sont pris au piège. D’un bien de luxe, l’automobile est devenue une quasi nécessité. À moins de demeurer tout près de son lieu de travail ou de profiter d’un service de transport collectif de qualité, il devient pratiquement impossible de vivre sans automobile. C’est cette nécessité qu’il faut réussir à déconstruire.

Il faut se débarrasser de l’image positive qui entoure encore l’automobile privée, symbole de liberté, d’individualité et de réussite sociale. Au contraire, nous devons retenir que l’automobile privée est le symbole par excellence du gaspillage du territoire urbain, des ressources naturelles et de l’énergie ; qu’elle représente la cause majeure de la détérioration de nos milieux de vie, aussi bien du point de vue environnemental que de notre qualité de vie ; et finalement, elle encourage les inégalités sociale et économique.

« L’individualité propre à l’automobile privée est la même que celle qui se déploie partout en société et qui légitime le plaisir égoïste, la vitesse et la compétition. »

Sans mauvais jeu de mots, l’automobile individuelle véhicule des valeurs morales contraires à une justice sociale permettant à toutes et tous de vivre en société et d’accéder à un partage équitable du territoire urbain. Le transport urbain est une affaire commune et non individuelle. Pour parvenir à une justice sociale dans les transports, il importe avant tout de donner une valeur collective au réseau routier urbain. Les rues doivent devenir un espace commun et le transport collectif doit se développer en conséquence.

Un premier geste serait d’interdire la publicité automobile. Celle-ci encourage les valeurs d’individualité et d’autonomie, si chères à notre société libéralo-capitaliste. Le réseau urbain tel que nous le connaissons aujourd’hui existe en raison de certaines valeurs. L’individualité propre à l’automobile privée est la même que celle qui se déploie partout en société et qui légitime le plaisir égoïste, la vitesse et la compétition. La publicité propage ces valeurs en plus d’encourager le mode de production et de consommation capitaliste.

« Si la voiture à essence est l’image parfaite du capitalisme, la voiture électrique est l’image parfaite du capitalisme vert. »

GEM – La voiture électrique occupe une place importante dans votre livre. Plus encore qu’en Europe, elle est au cœur des débats au Canada, territoire riche en matières premières nécessaires à la fabrication de batteries. Pour vous, elle ne résout rien. La voiture électrique est donc une imposture ? sur tous les plans ?

OD – La voiture électrique est l’image même du statu quo. Si la voiture à essence est l’image parfaite du capitalisme, la voiture électrique est l’image parfaite du capitalisme vert. À peu près tous les effets néfastes causés par la voiture à essence se retrouvent avec la voiture électrique. Le manque d’espace dans les villes, la dangerosité, la mauvaise santé physique, psychique et sociale, les îlots de chaleur, l’étalement urbain, la laideur et le manque de verdure ; aucun de ces effets provoqués par la voiture ne disparaîtront une fois l’apparition des voitures électriques.

Du point de vue environnemental, il est entendu qu’il y aura une diminution des émissions de gaz à effet de serre. Mais est-ce suffisant pour affirmer que les voitures électriques sont bonnes pour l’environnement et qu’elles représentent une solution à la catastrophe climatique ? Le gaspillage d’énergie et des ressources naturelles doit également être pris en compte.

Pour que la voiture électrique puisse être perçue comme un élément de la transition écologique, il faudra qu’elle se détache du mode de production et de consommation capitaliste. Les nouvelles technologies « vertes » sont une opportunité d’affaires qui permettra au capital de croître encore davantage.

Pour se sortir du piège que représente la voiture électrique, il faut pouvoir s’interroger moralement sur notre mode de production et de consommation. Dans le livre, je me réfère à l’anarchiste étatsunien Paul Goodman pour produire une telle réflexion morale. En 1967, Goodman présentait une liste de huit critères moraux à respecter pour la production et la consommation de biens : l’utilité, l’efficacité, la compréhensibilité, la réparabilité, la flexibilité, la commodité, la pertinence et la modestie. Ces critères visent particulièrement à contrer la surproduction et le gaspillage. La réflexion morale amorcée par Goodman montre l’absurdité de l’économie capitaliste qui ne respecte aucun critère moral que celui du profit, et cela, au détriment de l’environnement social et naturel.

Dans le contexte actuel, la voiture électrique ne respecte aucun des critères moraux décrits par Goodman. Elle est un rouage important de l’économie marchande du prochain siècle. Le marché de la voiture électrique se développera de la même manière que celui de la voiture à essence ; c’est là tout le problème. Les constructeurs automobiles produiront, chaque année, de nouveaux modèles ; ils tapisseront les villes de publicité pour les vendre ; tout cela participera à un gaspille des ressources naturelles et de l’énergie.


Olivier Ducharme, Ville contre automobiles, Écosociété, 2021.


Sur le blog :

« Faut-il toujours entraver les routes ? » (Gilles Fumey)

« Jamais sans mon SUV » (Manouk Borzakian)

« Des villes sans voitures ? » (Manouk Borzakian)


Pour nous suivre sur Facebook : https://www.facebook.com/geographiesenmouvement

2 réflexions au sujet de « Olivier Ducharme : « Le transport urbain est une affaire commune et non individuelle » »

  1. Ping : Grillons les feux rouges! | Géographies en mouvement

  2. Ping : Quartiers pavillonnaires, un modèle qui se fissure | Géographies en mouvement

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s