Grillons les feux rouges!

Et si la circulation des vélos s’apparentait à celle des piétons ? En tout cas, la tolérance faite aux vélos signifie que la place des modes de circulation dans l’espace public qu’est la rue doit être renégociée. (Gilles Fumey)

Les voyez-vous ces cyclistes, serpenter sur leur vélo, hésiter, regarder de droite de gauche et, finalement, d’un coup de pédale assuré, griller les feux rouges et passer les stops ? Un comportement passible d’une forte répression mais toléré, sauf par quelques automobilistes prompts à leur faire la morale en baissant la vitre. Les fautifs ne sont pas que des jeunes pressés. Les mamies sur leur vélo noir de style hollandais font, elles aussi, comme si de rien n’était…

Cette liberté prise avec la loi a quelque chose de troublant. Car griller un feu rouge est un acte grave. Mais les citoyens semblent avoir compris qu’il faut bouger les lignes. Qu’il faut partager le bitume. Que l’automobile reine est devenue intruse. Les nouvelles générations ne l’aiment pas. Elle fait trop de dégâts : bruyante, polluante, salissante, envahissante, faucheuse de vies. Et que dire dans les campagnes où elle a autant rapproché que semé l’isolement et la désolation. La facture de l’automobile est salée.

Envahissante, la bagnole commande les mobilités, les rythmes et les vitesses. Sur la chaussée, la voiture se réserve encore les quatre-cinquièmes de l’espace. Les pilotes de ces tôles dangereuses pour les vélos, invisibles derrière leur pare-brise, font peur. Et pas seulement quand le smartphone leur fait oublier qu’ouvrir une portière sur la rue fauche le cycliste qui les double. Combien de ralentisseurs et de radars faudra-t-il pour convaincre les automobilistes de changer de comportement ? Un automobiliste a toujours dans la tête l’idée que dans sa voiture, il est chez lui alors qu’il est sur l’espace public. Même quand Paris supprime 20 000 places de parking en dix ans, il devrait comprendre que le monde change. Klaxon ! C’est moi le maître !

Et s’il avait un peu raison ? Après tout, les feux organisent la circulation pour lui. Des feux pour laisser traverser le piéton mais très peu utiles pour le cycliste. La preuve ? Un petit triangle l’autorise de plus en plus à tourner à droite. On reconnaît donc que le feu rouge pour l’auto n’est plus tout à fait un feu rouge pour le vélo. Et quand le cycliste comprend qu’il n’est pas en danger, il abuserait de cette tolérance, il se mettrait hors la loi ? Non, il est comme le piéton qui n’en fait qu’à sa tête, qui traverse quand il en a envie, où il veut. On aime opposer la discipline allemande des piétons pour culpabiliser les Latins. Erreur ! En Allemagne, la bagnole est encore une déesse devant laquelle on ne barguigne pas. Ecoutez leurs noms de famille enjôleurs : Volkswagen (la voiture du peuple), Mercédès, Porsche, Audi… En France, Renault et PSA font grise mine.

Hacher la circulation d’un cycliste par des feux inutiles pour lui, c’est l’encourager à les griller. Certes, il les grille en faisant mine de ne rien voir, en sifflotant, pour le cas où l’agent de police surgirait comme le gendarme de Saint-Tropez sifflait les décapotables. S’il est pris sur le fait, le cycliste s’excuse platement de n’avoir pas vu le feu. Et la police est si compréhensive…

La transformation des villes va-t-elle assez vite ? Les amendes et le prix du stationnement, les fermetures de berges suffisent plus pour passer un nouveau palier. Plus d’un Hollandais sur trois et plus d’un quart des Danois va au travail à vélo.Et ce n’est pas à cause du climat… Certes, à Londres, on pratique le péage automobile, à Copenhague on a aménagé 500 km de pistes cyclables et en Chine, on limite déjà les immatriculations de voitures dans une dizaine de villes. Mais que de chemin reste à parcourir pour atteindre la qualité de la mobilité d’une ville comme Amsterdam où le centre-ville a mêlé les flux piétonniers et cyclistes et quasiment banni la voiture ! Là, les vitesses des uns et des autres sont telles qu’une forme d’intelligence de l’espace naît spontanément d’un respect entre le cycliste (que nous sommes tous appelés à être un jour) et le piéton (que nous sommes toujours).

La rue n’est plus une arène de cirque romain où règne la loi du plus fort. C’est un lieu où les chaussées sont adaptées : disparition des nids de poule, limitation des pavés fatals aux disques durs d’ordinateurs et aux bouteilles de vin pour les soirées entre amis… Les voies dédiées aux vélos doivent être élargies, les carrefours aménagés. Si les voitures autorisées sont moins polluantes, plus petites, cela peut permettre d’éviter de boucher les veines de la ville. En développant les transports alternatifs à l’échelle des agglomérations toutes entières, pour ne pas ajouter une nouvelle ségrégation entre des centres devenus vivables et des banlieues abandonnées à l’automobile.

Un malentendu avec le vélo sportif doit être levé : oui, certains cyclistes vont trop vite. Cette vision du cyclisme née du Tour de France n’est pas celle des cyclistes citadins. On élimine donc de nos questions les casse-cous, les incivilités de quelques énervés du pignon. Pour rester dans un débat de citoyenneté urbaine. Quelle part reste-t-il au cycliste pour appuyer ce changement, sinon contester radicalement l’organisation des rythmes circulatoires de la ville actuelle ? En grillant les feux rouges ?


Texte initialement publié sur le site de Libération.


Sur le blog

« Olivier Ducharme : « Le transport urbaine est une affaire commune et non individuelle » » (Manouk Borzakian)

« Jamais sans mon SUV » (Manouk Borzakian)


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