Haro sur le steak végétal

L’industrie de la viande se trompe de combat. Retoqué pour la 2e fois par le Conseil d’Etat, un décret devant interdire l’appellation «steak végétal» aurait dû entrer en application début mai. Cette bataille freine-t-elle la transition vers une alimentation moins carnée? En tout cas, elle occulte des batailles comme l’affichage de l’origine des produits alimentaires. (Marie Dougnac)

En février 2024, le gouvernement émet un nouveau décret interdisant les dénominations se référant à la viande (comme steak, jambon ou escalope) pour les produits issus de protéines végétales.

La raison? Ces appellations mécontenteraient certains éleveurs et créeraient «de la confusion chez le consommateur». Prise à quelques jours du Salon de l’agriculture et alors que les tracteurs bloquaient les rues de Paris, cette mesure permettait de satisfaire les lobbys de la viande et d’apaiser à moindre coût la colère d’une partie du monde agricole.

Une décision court-termiste aux accents kafkaïens

En plus de ne s’appliquer qu’aux produits fabriqués en France et de ne résoudre en rien les principaux problèmes de la filière élevage, elle suppose que le consommateur ne sache pas différencier la viande de ses substituts végétaux. Or, la mention végétale est indiquée clairement sur ces produits, d’ailleurs placés dans des rayons dédiés, et les études montrent que les consommateurs font la distinction entre la viande et ses substituts[1].

Des chroniqueurs se sont demandé s’il fallait aussi interdire l’appellation «fruit de mer», «fromage de tête» ou «fraise de veau». Quant au groupe La Vie, il proposait un questionnaire satirique pour vérifier si nous étions pris pour des jambons: «avez-vous déjà essayé d’allumer une cigarette avec des allumettes de porc?», ou «face à un jambon végétal, souhaitez-vous utiliser l’appel à un ami pour savoir s’il s’agit ou non d’un produit végétal?».

Dans une tribune parue dans Libération, le philosophe Olivier Assouly rappelle que le mot viande vient du latin vivanda, une référence à vivenda, «ce qui entretient la vie», et a désigné jusqu’au 17e siècle divers types de nourriture. Malherbe écrivait que la terre produisait  «une diversité de viandes au fil des saisons», et Madame de Sévigné appelait viande une salade de concombres et de cerneaux.

Le vrai combat: afficher l’origine des produits

Surtout, on se demande si la priorité n’est pas plutôt de légiférer sur l’affichage de l’origine des produits alimentaires. C’est surtout cela qui trompe le consommateur et dessert les agriculteurs français.

Si la loi de 2021 interdit d’afficher un drapeau ou un symbole de la France sur les emballages de produits dont les ingrédients primaires ne sont pas d’origine française, un tiers des mille supermarchés contrôlés en février 2024 ne l’avaient pas respectée.

Aujourd’hui, des produits fabriqués avec des ingrédients étrangers affichent parfois le drapeau tricolore, pour peu qu’ils soient mélangés et reconditionnés en France: miels coupés avec du miel étranger ou des sirops sucrés – permettant de faire baisser le coût de revient des produits mais empêchant les apiculteurs français d’écouler leur stock -, saucissons de Chine emballés en France, vin importé d’Espagne mais rendu pétillant en France, ou du «cassoulet de nos régions» fabriqué avec de la viande brésilienne…

Ce Frenchwashing concerne aussi certains beurres et camemberts, depuis que le géant Lactalis a attaqué l’État en justice pour faire annuler l’obligation de mentionner l’origine du lait: les clients étrangers auraient été dissuadés d’achat par cette obligation de traçabilité, et la marque aurait dû créer des emballages spécifiques pour le lait importé.

Quant aux produits transformés, ils ne sont pas concernés par l’indication de provenance obligatoire et les marques en profitent: une étude de l’UFC-Que Choisir révélait que l’origine de près de 70% des 243 produits transformés examinés (conserves, salades, sandwichs, plats préparés) n’était pas mentionnée ou pas exposée clairement.

Pour le collectif En vérité, qui regroupe près de soixante marques, afficher l’origine des produits alimentaires, par un logo clair et standardisé, permet de soutenir les producteurs français et européens, favorise la souveraineté alimentaire, répond aux demandes de transparence des consommateurs[2] et leur donne la possibilité de soutenir les filières locales. L’association a donc testé un logo Origine, qui indique à la fois la provenance des matières premières, le lieu de transformation du produit et le processus de fabrication, et montré que sa présence favorisait l’achat de produits aux ingrédients français[3].

Pour qu’un tel logo s’impose, il faudrait réviser le règlement européen INCO (sur l’information du consommateur sur les denrées alimentaires) qui interdit aux États de réclamer l’affichage de l’origine des produits.

Faits encourageants: l’UE a imposé l’affichage de l’origine des miels et des produits bruts, tels que les viandes, volailles, poissons, fruits et légumes frais. En mars 2024, le gouvernement a également annoncé le lancement d’un logo Origine-info qui indiquera l’origine des principaux ingrédients des produits transformés. Reste à faire en sorte qu’il soit obligatoire et puisse apparaître sur la face des emballages[4].

Un frein à la végétalisation des assiettes?

Ce décret de favorise pas non plus le passage, pourtant nécessaire, à une alimentation moins carnée. Il présente comme trompeurs et nuisibles à l’agriculture française les substituts végétaux à la viande, alors qu’ils pourraient aider à réduire la consommation de viande (qui reste en France deux fois plus élevée que la moyenne mondiale et a cessé de baisser depuis dix ans), et donc à préserver l’environnement, la santé et la souveraineté alimentaire. 

Une étude récente[5] a d’ailleurs montré qu’une alimentation 100% végétale permettrait de diviser par deux les coûts sociaux cachés liés annuellement à la consommation de produits animaux comme les dépenses de santé publique ou les pollutions.

Ce n’est pas pour rien que l’action individuelle la plus efficace pour atteindre les objectifs de l’Accord de Paris est de manger végétarien[6]. Consommer moins de viande permettrait de réduire les émissions de gaz à effet de serre du secteur agricole, dont 60% sont imputables à l’élevage, ainsi que les rejets polluants de nitrates, phosphates, ammoniac et antibiotiques, la consommation d’eau et les importations de nourriture pour bétail.

Dans Comment l’humanité se viande, Jean-Marc Gancille rappelle que le GIEC et l’IPBES identifient l’élevage – qui accapare 77% des surfaces agricoles mondiales – comme une menace majeure pour le climat et la biodiversité, alors que la viabilité des régimes végétariens équilibrés est attestée.

Si l’on blâme les élevages industriels, l’auteur appelle à ne pas idéaliser l’élevage sur pâturage. Restant le mode d’élevage majoritaire, donc accaparant le plus de terres, il a lui aussi un effet majeur sur la perte de biodiversité, du fait de l’expansion des pâturages et de la déforestation liée à l’alimentation du bétail. Contrairement aux idées reçues, c’est le modèle d’élevage le plus émetteur de gaz à effet de serre[7], car un animal nourri à l’herbe grandit plus lentement et émet du méthane pendant plus de temps. Si les prairies peuvent stocker du carbone, leur potentiel de stockage ne permet pas de compenser les émissions des ruminants (soit quatre unités de carbone émises pour une unité de carbone stockée) et il reste bien inférieur à celle des milieux naturels qu’elles remplacent, comme les zones humides.

Si Jean-Marc Gancille appelle à se passer totalement de viande, une étude du Réseau Action Climat et de la Société Française de Nutrition préconise de réduire la consommation de viande de moitié par rapport à la moyenne française, d’ici 2050: tous les besoins nutritionnels recommandés seraient couverts, et la baisse d’émissions de gaz à effet de serre atteindrait au minimum 35%. Une recommandation d’autant plus censée que la surconsommation de viande rouge et de charcuterie, qui concerne deux tiers des adultes en France, est associée à un risque accru de cancers, d’obésité et de maladies cardiovasculaires. 

Une sacralisation de la viande

L’interdiction du steak végétal ne fait que révéler une tendance globale: largement soutenue par des lobbys, et sans doute parce qu’elle reste un fort marqueur d’identité nationale dans de nombreux pays, la viande est fortement valorisée.

Dans la publicité et auprès du public: les deux-tiers du budget annuel d’Interbev[8] sont employés à des opérations d’influence, auprès des élèves en milieu scolaire et des professionnels de santé. Elle est aussi subventionnée notamment par l’Union Européenne: entre 2014 et 2020, l’industrie de la viande a reçu 1200 fois plus de fonds publics que les substituts innovants, et 80% des subventions versées dans le cadre de la PAC sont destinées à l’élevage, de manière directe ou indirecte (via des aides à la production d’aliments pour le bétail).

Les préconisations sanitaires et écologiques semblent également épargner les produits carnés. Si le Programme national nutrition santé (PNNS) recommande de consommer moins de 500 grammes de viande rouge et 150 grammes de charcuterie par semaine, ces seuils restent deux fois plus élevés que ceux de l’Italie et n’incluent pas la volaille.

Quant au programme de planification écologique, qui incite le bâtiment ou l’énergie à diviser par deux leurs émissions, c’est à l’agriculture et à l’élevage qu’il demande le moins d’efforts – alors que l’élevage émet chaque année autant CO2 que les voitures des particuliers. Le secteur est également exempté deréglementations fiscales spécifiques et de la taxe carbone.

Tout comme le décret «steak végétal», ces politiques favorables à la viande occultent son impact environnemental et sanitaire, rendent les substituts végétaux moins compétitifs et empêchent la diffusion d’un discours alternatif, pourtant scientifiquement fondé et porté par la Cour des comptes elle-même, qui préconise une réduction de la taille des cheptels.

Plutôt que d’interdire l’appellation steak végétal, le gouvernement pourrait favoriser la consommation d’alternatives végétales au lait et à la viande.

Plus acceptable qu’une taxe progressive sur le bœuf et l’agneau, pourtant souhaitée par certains[9], cette politique permettrait d’entamer un changement des habitudes alimentaires, sans pour autant diaboliser la viande, et profiterait de la croissance du marché des alternatives végétales, plus rapides à fabriquer et nécessitant une matière première peu chère.

Les leviers pour la mettre en place sont connus: créer des débouchés dans la restauration collective, limiter les marges excessive des distributeurs pour baisser les prix en rayon… et autoriser l’emploi d’un vocabulaire tel que steak végétal, qui facilite l’appropriation des produits par les consommateurs, sans les induire en erreur.

Lâcher la grappe au steak végétal est donc un bon moyen d’amorcer ce que Jean-Marc Gancille appelle une «transition alimentaire déterminante pour la survie de l’humanité».


[1] Eugenio Demartini et al., 2022, « Would you buy vegan meatballs? The policy issues around vegan and meat-sounding labelling of plant-based meat alternatives », Food Policy

[2] 51% des Français estiment que l’origine des produits est le facteur le plus important lors des courses alimentaires, d’après un sondage de l’Institut CSA du 31 janvier 2024.

[3] Un argumentaire déployé par le président et fondateur du collectif, David Garbous, dans une tribune au Monde : https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/02/26/il-est-urgent-de-soutenir-le-projet-d-affichage-de-l-origine-sur-l-ensemble-des-produits-alimentaires_6218632_3232.html

[4] L’UE avait également modifié l’INCO dans le cadre de la loi AGEC contre le gaspillage alimentaire (dont 10% serait imputable aux dates de péremption), en prévoyant l’ajout d’une mention précisant qu’un produit restait consommable après la date de durabilité minimale (DDM).

[5] Elysia Lucas et al., 2023 : https://www.nature.com/articles/s43016-023-00749-2

[6] Selon une étude du cabinet de conseil Carbone 4, ce geste aurait autant d’effet bénéfique que les actions suivantes combinées : utiliser le vélo pour les trajets courts et le covoiturage pour les trajets longs, ne plus prendre l’avion, manger local et pratiquer le zéro déchet !

[7] Rapport de la FAO et étude de Blaustein-Rejto et al., 2023

[8] Association interprofessionnelle et lobby regroupant les acteurs majeurs de la filière viande bovine.

[9] Dont la True Animal Protein Price Coalition (TAPPC) et les chercheurs du Potsdam Institute for Climate Impact Research (PIK, Institut de Potsdam pour la Recherche sur l’Impact du Climat).


À lire

Jean-Marc Gancille, Comment l’humanité se viande, Éditions Rue de l’échiquier, 2024


Sur le blog

«Comment le Nutri-score peut tuer le roquefort» (Gilles Fumey)

«L’élevage intensif, usine à pandémies» (Gilles Fumey)

«Comment nous dévorons la forêt tropicale» (Gilles Fumey)


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