Les colons européens, ces assassins

Que pèsent les noix de muscade dans l’histoire politique du monde ? Ces grosses billes du muscadier ont eu l’effet d’un explosif utilisé par les colons néerlandais dans l’archipel des Banda au 17e siècle. Amitav Ghosh met en regard cette histoire avec l’accaparement des ressources actuelles. (Gilles Fumey)

Nous voici à Selamon, petit village d’un archipel posé à l’extrême sud-est de l’océan Indien. Le Gunnung Api (montagne de feu), un volcan, gronde au-dessus de ces habitations des Banda. Dans la forêt tropicale, pousse le muscadier, un arbre de la famille des myristicacées, haut de plus de dix mètres, à l’extrémité duquel les autochtones récoltent la noix et le macis, qu’ils extraient d’un fruit frais. La connexion avec l’Europe fait que les noix valent alors une fortune pour être utilisées en médecine (elles sont censées guérir de la peste) et sont un symbole de luxe, rendant fous ceux qui n’en ont pas (rappelons que pour Adam Smith, la richesse est «convoitée, non pas tant pour les satisfactions matérielles qu’elle procure, mais parce que d’autres la convoitent».)

L’archipel des Banda (Indonésie)

Amitav Ghosh prend le parti d’une «contre-histoire» qui n’est pas celle de héros célébrés par les historiens européens, mais d’assassins, si on a l’honnêteté de penser la conquête des terres en Asie et dans tout le monde tropical comme une destruction et non comme une innocente «découverte» au nom de la «civilisation».

Les Bandanais vivant ici ont été massacrés en quelques mois (1621)

L’officier Martijn Sonck et ses hommes de main ont mis à sac le village, tué, brûlé une population entière sur ordre du Conseil des dix-sept qui préside la puissante Compagnie des Indes orientales (la Vereenigde Oostindische Compagnie ou VOC). Cette société anonyme veut exploiter l’archipel des Banda une fois sa population délogée. Le 21 avril 1621, la nuit tombée, un officier sanguinaire craignant une attaque surprise de ceux qui auraient échappé au massacre donne l’odre de faire feu dans tous les sens. En moins de deux mois, les Bandanais ont été exterminés. Amitav Ghosh évoque un «génocide pour qualifier la conquête néerlandaise des îles Banda».

Partant de là, l’essayiste Ghosh se livre à une série de paraboles «for a Planet in Crisis». Il prend à témoin cette petite boule qu’est la noix de muscade qui ressemble une planète pour livrer la face cachée d’un monde que nous ne voulons pas voir. «Les Grandes Découvertes», «les échanges tropicaux», «la civilisation», etc., ces expressions euphémisées reprises par le romancier Ghosh donnent une méditation sur la crise planétaire, enchâssées dans des récits comme le faisait Victor Hugo, l’opposant politique à Napoléon III, dans ses brûlots.

Cette tragédie de la colonisation européenne, il l’écrit en 2020 alors qu’il est confiné à Brooklyn et que sa femme Debbie, l’autrice Deborah Baker, est retenue à Charlottesville au moment où sa mère meurt à Calcutta. Il la met en regard avec une nouvelle de science-fiction, Jack Williamson, où l’on trouve pendant la Seconde Guerre mondiale l’idée de «terraformation», une manière de façonner de nouvelles Terres à partir d’autres planètes. Les colons européens n’ont-ils pas fait la même chose: des néo-Europes?

Ghosh interroge des réfugiés climatiques en Italie. Il fait surgir, dans le monde écologique américain, des figures comme celle de John Muir ou Henry Osborn «suprémacistes blancs» injuriant les Amérindiens et anciens esclaves africains. Il suit le géographe activiste suédois Andreas Malm sur le développement des industries extractivistes: le développement du charbon ne se fait pas pour des raisons techniques mais pour «des raisons sociales comme l’implantation des usines là où il y a de la main d’œuvre» contrairement à l’énergie hydraulique plus contraignante. Il accompagne Thom van Dooren, suivant les manchots qui reviennent chaque année dans la baie de Sydney «parce qu’ils se racontent des histoires […] car raconter des histoires, loin de distinguer l’humain de l’animal, est peut-être en réalité le principal résidu de notre ancien moi sauvage».

Il donne la parole aux Indiens qui soutiennent que leurs terres étaient «apprivoisées» et non «sauvages» comme le pensaient les Blancs. Ghosh veut relier ces épisodes tragiques lointains à la prédation actuelle du monde:«On pourrait dire que de nos jours, la page est tournée sur ce chapitre de l’histoire: le 21e siècle n’a plus rien à voir avec cette époque lointaine où plantes et matières végétales pouvaient décider du sort des êtres humains. […] Le hic, nous avertit-il, c’est que rien de tout cela n’est vrai

Jan Pieterszoon Coen (1587-1629), négrier, gouverneur des Indes néerlandaises, toujours statufié à Hoorn (au nord d’Amsterdam) comme un héros © DR

Devant l’apocalypse qui arrive, l’extrême-droite aujourd’hui se fiche que l’empreinte carbone d’un Australien soit égale à celle de trente-trois Bengladais. Que se passe-t-il chez ceux qui craignent pour leur mode de vie à haute consommation défendu par la puissance militaire? Ils jugent offensante «la culture amérindienne qui conteste leur paradigme du désir matériel illimité». Pour Ghosh, l’épisode du Covid montre qu’aucune région du monde, riche ou pauvre, ne sera épargnée par la crise qui arrive. Il enjoint les humains de «penser comme les forêts» et de revoir leur place sur la planète.

Que faire, alors, dans ces récits aussi enchevêtrés que la végétation elle-même, du massacre des Bandanais de 1621? «En mettant de côté le mythe de la modernité – selon lequel les humains se sont triomphalement émancipés de leur dépendance matérielle à l’égard de la planète –, et en admettant la réalité de notre servitude toujours plus grande à l’égard des produits de la Terre, l’histoire des Bandanais ne devrait plus, curieusement, nous paraître si éloignée de notre situation actuelle. À l’inverse, l’urgence et la puissance des continuités entre les deux sont telles qu’on pourrait presque dire que le destin des îles Banda constitue une référence possible pour le présent, si seulement nous savions comment raconter cette histoire.»


Amitav Ghosh, La Malédiction de la muscade. Une contre-histoire de la modernité, Wildproject «Le Monde qui vient», 354 pp., 25€.


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