
Avec quatre fois plus de fromages industriels (avec des marques) que de fromages AOP, la France coule doucement vers le modèle américain du fromage culinarisé. Avec Slow Cheese 2023, les Italiens ont offert, non pas un plateau, mais une ville qui devient le rendez-vous bisannuel des fromages au lait cru qui luttent pour leur survie. (Gilles Fumey)
De l’autre côté des Alpes, en territoire piémontais, la magnifique bourgade de Bra (au sud de Turin) s’est payé un gigantesque plateau de fromages dans les rues et les places de la ville. Des centaines d’exposants (souvent paysans) venus (largement) d’Italie, d’Europe et du reste du monde, donnent à voir, sentir, manger, déguster ce que pourrait être une planète fromagère idéale. La France, qui se targue d’être un pays fromager pionnier parce qu’elle regarde sa diversité sur un plateau (elle est la seule à le faire), aurait beaucoup à apprendre d’être plus présente à cette manifestation cheese. Des fromages pour la plupart au lait cru, peu sortant d’usines à pâtes cuites ou crues (sauf peut-être l’immense parmesan), l’essentiel venant de fermes paysannes, comme ceux défendus par le Français Nicolas Floret, président fondateur de l’association «Fromages naturels de France».
Une caravane pour les fromages

Militant avec son association, Nicolas est parti le 11 septembre 2023 du village de Camembert (Normandie) avec sa caravane passée par le Cantal pour une traite en estive, puis le pays Basque encore en estive à Urkulu, au-dessus de Saint-Jean-Pied-de-Port, en Comminges (Haute-Garonne) où eurent lieu des rencontres avec les producteurs, à Montesquieu (Hérault) en hommage au pélardon, à la Roque d’Anthéron pour des salutations à La Brousse du Rove, et franchir la frontière à travers les Alpes après un stop à La Brigue vers La Roya (Alpes maritimes), soit 2500 kilomètres pour marquer une volonté de promouvoir, ici, à Bra, huit fromages de paysans artisans affineurs, reconnus par Slow Food. À chaque étape, la caravane des producteurs fermiers a pris des fromages Sentinelles pour arriver à Bra avec plus de 300 kg de fromages dans le van frigo. Depuis 2019, l’association promeut les ferments naturels pour la fabrication des huit « sentinelles Slow Food », cinq existantes, trois nouvellement créées.

Camembert détrôné sur son territoire
Slow Cheese n’est pourtant pas une chambre des larmes fromagères françaises, envahie par les fromages anglais, italiens, grecs ou américains. En 2021, les ventes de mozzarella ont dépassé dans l’Hexagone celles de camembert, en baisse régulière de 3% par an[1]. Une évolution liée à de nouvelles préférences pour des fromages utilisés en cuisine comme le tomate-mozza, mais aussi la burrata, le parmesan et le gorgonzola italiens, la feta grecque ou le halloumi chypriote souvent fondus pour certains sur des pizzas ou grillés au barbecue. De fait, la moitié des exposants au Salon des fromages et produits laitiers organisé par l’industrie fromagère chaque hiver à Paris vient de l’étranger…
Les animaux sur des pâturages
À Bra, cette année, on était sur une autre planète. Car la philosophie de Slow Food est de promouvoir des nourritures «bonnes, propres et justes», issues d’agriculture paysanne pour des pratiques culinaires à l’écart des industries agroalimentaires. Cette année, la thématique du salon était de mettre en avant l’urgence de conserver, ou retrouver les pâturages, éviter l’enfermement des animaux (bovins et caprins, surtout).
Comment? En faisant en sorte que les services environnementaux comme la captation du carbone, l’entretien des paysages, la lutte contre l’érosion soient reconnus par les collectivités et rémunérés puisqu’ils participent à la lutte contre le changement climatique. En outre, le maintien d’une biodiversité végétale et animale (oiseaux, insectes…) est un immense service qu’on ne peut pas passer par pertes et profits.
Laboratoires du goût
Plusieurs dizaines de «laboratoires du goût», pris d’assaut par les festivaliers, permettaient de découvrir des manières de faire des fromages, de les cuisiner ou de les assembler avec tel plat, pourquoi réunir parmigiano reggiano et barbaresco. Des producteurs, des artisans, un designer viennent partager leur passion du miel, de la grappa… Tout adhérent de Slow Food peut proposer un atelier du goût.
Viagra des Vikings

Nous avons rendez-vous avec Aud Slettehaug, fromagère, du praesidium Geitost (Sogn) et Andreas Aspevold, consultant pour les paysans qui connaît les fromagers, éleveur de vaches et de chèvres sur la côte norvégienne. Ici, on a peur de perdre la culture fromagère en se demandant: «Les générations futures auront-elles encore du goût?» Les écoles fromagères ont leur responsabilité: elles ne travaillent que du pasteurisé qui produit un goût indifférencié, nécessitant le recours aux arômes… Quand les consommateurs découvrent les fromages fermiers, ils les trouvent «déroutants». Goûtez ce gamalost, l’un des plus vieux fromages d’Europe, appelé parfois par le marketing «viagra des Vikings», un lien fictif pour ce fromage datant néanmoins du 13e siècle. Il intéresse les nutritionnistes pour ses peptides et la vitamine K2, ses protéines et sa pauvreté en matières grasses grâce au modèle protéolytique d’une bactérie (mucor mucedo) lui conférant un goût prononcé.
Le fromage est devenu la référence des producteurs au lait cru de la Scandinavie. L’enjeu aujourd’hui est de garder la production au chaudron et au feu de bois, comme il y a cent ans alors que les laiteries ne cessent de grandir, et même si le fromage est peu rentable en industries car il faut beaucoup de matières premières.
C’est aujourd’hui, comme le gouda, un fromage très apprécié, qui se cirone avec le temps. Le soir, sur du pain beurré ou pour le breakfast du matin, les sauces avec du gibier, les amateurs peuvent découvrir le gamalost comme un cadeau du ciel… et des humains. Comme tous les fromages au lait cru.
[1] Kantar France-Agrimer.

De g. à dr. : Denis Lelouvier, ferme Naturellement Normande, Camembert Fermier Naturel
Jean-Bernard Maitia, berger-fromager en brebis Manech Tête-Noire, estive d’Urkulu, Tomme d’estive, Pays Basque
Joseph Paroix, berger à la retraite, Bilhères en Ossau, Béarn
Léa Pitzini, animatrice de l’association Buru Beltza / Manex Tête-Noire, Pays Basque
Janine Lelouvier, ferme Naturellement Normande, Camembert Fermier Naturel
Maurice Mercier et Emmanuelle Furne, ferme du Champ Secret, Camembert Fermier Naturel
Nicolas Floret, Président Fondateur de l’association Fromages Naturels de France, Saint-Martin-aux-Chartrains, Pays d’Auge
Sarah Benchimol, bergère-fromagère en brebis Basco-Béarnaises, estive de Yèse à Etsaut, Tomme d’estive, Béarn
Jérôme Tramuser, Directeur de la Fromagerie de la Durance, Bleu du Queyras (nouvelle Sentinelle)
Pour en savoir plus
Le manifeste Slow Food du fromage au lait cru
Le site de Slow Cheese (en anglais)
Sur le blog
Slow Cheese 2021 : Quand le lait saute vers l’immortalité (Gilles Fumey)
Slow Cheese 2021 : Les sortilèges du goût du fromage (Gilles Fumey)
Slow Cheese 2021 : Stop au hold up fromager (Gilles Fumey)
Pour nous suivre sur Facebook : https://facebook.com/geographiesenmouvement/