
Depuis quelques temps, la relocalisation est sur toutes les lèvres. Et la vulnérabilité de nos chaînes d’approvisionnement (masques, énergie, céréales, minerais, etc.) pousse ce phénomène sur le devant de la scène. Alors, relocaliser, solution miracle ? Éléments de réponse avec Aurélien Bernier, auteur de L’urgence de relocaliser. (Renaud Duterme)
Géographies en mouvement – Pour commencer, pouvez-vous développer un des aspects fondamentaux de votre live : la nécessité d’évoquer les relations internationales non en termes d’États mais entre entreprises de ces États ?
Aurélien Bernier – Dans les débats publics, on a tendance à associer un État à ses dirigeants et aux politiques qu’ils mettent en place. C’est un premier problème. La France ne se résume pas aux gouvernements libéraux du président Macron et l’État n’est pas le gouvernement. L’État, ce sont aussi des services publics et des administrations qui font fonctionner cette machine indispensable à la vie en société. Je défends donc l’État comme solution possible dans le sens où cet outil pourrait nous permettre de replacer le pouvoir privé sous contrôle politique.
Dans les domaines de l’économie et du commerce international, c’est encore plus caricatural. La façon dont de nombreux médias et économistes présentent les choses laisse à penser que les États commercent entre eux (La France vendrait des avions au Qatar, la Belgique achèterait des panneaux photovoltaïques à la Chine). Cette présentation des choses basée sur une comptabilité nationale donne l’impression que les États commercent directement. Or, ce sont des firmes qui ont leur siège ou leur filiale dans ces États qui commercent entre elles. Ce n’est pas du tout la même chose. On devrait plutôt dire : une entreprise privée française importe des biens fournis par une entreprise privée chinoise par exemple. On pourrait éventuellement parler de commerce entre États lorsque des entreprises publiques échangent entre elles, mais ce n’est majoritairement pas le cas.
En d’autres termes, l’idée d’un commerce entre États propagée par les économistes et les médias masque en réalité une privatisation des échanges et des flux d’investissements. Donc, quand on parle de régulation de ces échanges, c’est bien de réguler les échanges entre entreprises privées dont il s’agit. On ne taxerait pas « des produits chinois » mais des produits fabriqués en Chine, le plus souvent par une multinationale ou ses sous-traitants.
GEM – Le cœur de votre livre est la défense d’un certain protectionnisme. Le libre-échangisme est évidemment en adéquation avec les politiques économiques libérales. Mais pourquoi le protectionnisme a-t-il été longtemps abandonné par la gauche ?
AB – J’y vois deux raisons.
La première est que la gauche a été complètement bousculée par le tournant néolibéral et ébranlée par la mondialisation. Il lui a fallu du temps pour mesurer l’ampleur de ce bouleversement, pour en comprendre la nature et pour rechercher une véritable alternative. À l’heure actuelle, une grande partie de la gauche n’a pas encore pris toute la mesure de ce qu’était vraiment la mondialisation, à savoir une réorganisation du capitalisme à une échelle supranationale permise par des facilités de transports et un abaissement continu des droits de douane et des autres « obstacles aux commerces ». Ce processus de division internationale du travail, commencé dans les années 1960 aux États-Unis et qui s’est étendu depuis aux autres régions, permet au patronat d’arbitrer entre conditions salariales, environnementales, coût de l’énergie, etc. L’importance de cette nouvelle dimension supranationale du capitalisme n’a pas toujours été perçue par une partie de la gauche qui a souligné les bons aspects de la mondialisation (culture, voyages d’une certaine élite, échanges) et s’est contentée de défendre une « autre mondialisation ». Elle a sous-estimé la perversité du libre-échange des marchandises et des capitaux.
La seconde raison, peut-être plus spécifique à la France, est la montée de l’extrême droite à partir de 1984, quand le Front National va s’ancrer dans la sphère politique française. Ce parti va dès lors constituer un épouvantail pour la gauche française qui va rejeter en bloc tout ce que dit le FN. Ce qui est justifié pour les questions identitaires mais beaucoup moins pour les questions liées au protectionnisme. Dans les années 1980, le discours de Jean-Marie le Pen était très libéral mais, à partir du traité de Maastricht en 1992, le FN comprend que les classes populaires vont payer le prix fort et qu’il y a tout à gagner à pourfendre l’Union Européenne. Ce qui poussera une grande partie de la gauche à rejeter toute forme de protectionnisme et à défendre l’Union européenne (laissant du même coup des millions d’électeurs des classes populaires se réfugier dans les bras de l’extrême droite).
Les choses commencent à changer au tournant des années 2000 avec l’émergence d’un discours protectionniste venant du Sud, en particulier pour se défendre contre les multinationales occidentales. Mais là encore, ce qui est toléré par la gauche pour les pays du Sud (via notamment le concept de souveraineté alimentaire) n’est pas vraiment envisagé pour ceux du Nord.
C’est vraiment à la suite de la crise de 2007-2008 et surtout de l’épisode covid que beaucoup se sont rendu compte à quel point nos États ont été dépossédés par le libre-échange de tout développement industriel autonome. Quand les médias viennent nous rappeler d’un coup que 80% des molécules pharmaceutiques que nous consommons ont été délocalisées, cela fait désordre et révèle l’absence de stratégie industrielle dans un pays comme la France.
On assiste depuis, et enfin, à un début de changement de tendance dans une gauche qui se met à accepter des formes de protectionnisme, mais sans être claire ni sur les objectifs ni sur les moyens à se donner.
GEM – On envisage souvent le protectionnisme comme uniforme. Or, vous montrez dans votre livre qu’il existe différentes façons de faire.
AB – Si d’aucuns s’accordent sur le terme, on définit rarement pourquoi et par où commencer. Beaucoup disent qu’il faudrait protéger certains secteurs nationaux. Mais pourquoi ? Est-ce uniquement pour relancer l’économie française dans la concurrence internationale ? Pour moi, c’est se tromper d’objectif : le problème, pour la gauche, devrait être de changer les règles de la concurrence internationale, pas de s’y soumettre. De plus, le protectionnisme n’est pas une solution magique qui permettrait de relocaliser toutes les filières. Certains secteurs sont évidemment menacés et doivent être protégés mais d’autres ont disparu et du protectionnisme ne changerait rien (on peut penser à la production de panneaux solaires qui a été totalement délocalisée).
Enfin, il y a un autre aspect du protectionnisme qui est souvent passé sous silence et qui pourtant doit être une priorité : le contrôle des mouvements de capitaux. Cette forme de régulation est essentielle car elle permet de contrôler les investissements mais aussi de taxer les richesses en empêchant les capitaux de fuir. C’est un point de départ incontournable pour répartir les richesses et pour relocaliser la production. Or, très peu d’économistes s’intéressent à la question, aux modalités qui permettraient de rétablir ce contrôle. C’est pour cela que j’ai consacré un chapitre entier à ce sujet dans L’urgence de relocaliser, en montrant que le contrôle des capitaux existait presque partout en Europe jusque dans les années 1980 et qu’il serait tout à fait possible de le restaurer.
GEM – Que reprochez-vous au protectionnisme défendu par les partis au pouvoir ?
AB – Il y a un tournant en 2015, lorsque Donald Trump, dans sa campagne électorale, abandonne la ligne libre-échangiste qui était traditionnellement celle des Républicains. Et cela s’est traduit dans les faits avec l’adoption de mesures protectionnistes vis-à-vis de la Chine, le rejet de certains accords de libre-échange en négociation comme le traité transatlantique ainsi que certaines politiques de relocalisation d’activités aux États-Unis.
Cette évolution est révélatrice : nous sommes entrés dans une nouvelle étape de la mondialisation. Depuis près d’un siècle, les États-Unis ont tout fait pour bâtir un ordre commercial libre-échangiste qui leur profitait (malgré le fait qu’ils aient toujours pratiqué un protectionnisme plus ou moins déguisé). Mais à présent que l’hégémonie américaine est contestée par la Chine, les stratèges américains sont prêts à beaucoup de choses pour freiner le développement de cette puissance rivale. Ce qui est loin d’être facile car beaucoup d’entreprises américaines ont délocalisé ou sous-traitent en Chine. Trump a donc mis en place du protectionnisme ciblé, visant surtout la haute technologie, notamment dans les secteurs des communications et du numérique, en lien avec l’industrie de la défense. Mais ne nous y trompons pas. Trump disait vouloir un « libre-échange juste ». Il voulait corriger certains « excès » du libre-échange par des mesures protectionnismes, et en aucun cas remettre en cause la division internationale du travail. Il n’évoquait aucune remise en cause fondamentale de l’ordre économique, mais simplement un rééquilibrage du rapport de force entre les États-Unis et les grands émergents.
Cette façon de faire a beaucoup inspiré la droite et l’extrême-droite françaises. Aux élections européennes de 2019, les Républicains français et le Rassemblement national ont finalement adopté le même discours que Trump : il faudrait instaurer des droits de douane pour protéger l’Union européenne de la concurrence chinoise.
La gauche aussi s’est convertie au protectionnisme, en le justifiant notamment par un souci écologique. Malheureusement, le protectionnisme évoqué à gauche ne se place pas sur des bases très différentes de celui de la droite. On est toujours dans l’idée de redresser la compétitivité de l’économie française et de protéger certains secteurs du dumping, et il ne s’agit ni de refondre le projet industriel ni ne rompre avec l’ordre commercial international. Pour ce faire, il faudrait se poser la question des besoins : que doit-on produire ? dans quoi doit-on investir ? Il s’agirait de définir une vraie stratégie industrielle publique, à l’opposé de ce qui se pratique actuellement, où les gouvernements ne font que reprendre les revendications des grands groupes.
La gauche française devrait également penser la rupture avec le néocolonialisme, l’arrêt du pillage des ressources des pays du Sud. Comme les pays non alignés le démontraient déjà dans les années 1970, on ne peut pas rester dans un système ou les pays du Sud fournissent des matières premières et du travail à bas prix et où la haute valeur ajoutée est confisquée par les pays du Nord. Cette situation n’a en réalité jamais changé, excepté le fait que la Chine a rejoint le groupe des pays dominants, et qu’elle participe maintenant à l’exploitation du Sud. En résumé, si l’on ne cherche pas à impulser des changements structurels dans les rapports économiques Nord-Sud, le protectionnisme ne sera qu’un ajustement à la marge, qui ne servira que les intérêts des grandes puissances.
Un « bon » protectionnisme nécessite donc de repenser les besoins, de poser les limites de la production privée (avec l’idée de remettre certains secteurs sous contrôle public), de développer des relations internationales visant à corriger les déséquilibres structurels. Le protectionnisme est un outil qui contribuera à atteindre ces objectifs, mais pour cela, il ne doit pas être à sens unique : il faut reconnaître le droit à chaque état de protéger son économie, son agriculture, son industrie contre le dumping. Or, pour l’instant, ce n’est pas du tout cette conception que portent les partis politiques et la classe dirigeante.
GEM – La guerre en Ukraine remet sur la table la question de l’énergie. Pourquoi et comment relocaliser notre énergie ?
AB – Pour un pays comme la France, la question de l’énergie est particulière. Nous sommes largement importateurs d’énergies fossiles et cela continuera (même s’il faut évidemment réduire drastiquement ces consommations) mais pour la production électrique, les moyens de production n’ont pas été délocalisés. Les infrastructures gazières ne peuvent pas, elles non plus, être délocalisées.
La question de la relocalisation est donc moins celle des moyens de productions que des investissements. Avec l’ouverture à la concurrence des marchés, EDF, tout comme Engie d’ailleurs, a commencé à investir à l’international, dans les pays où les investissements sont les plus rentables. Ce qui s’est donc traduit par un désinvestissement en France. Il faut relocaliser ces investissements. Le secteur de l’énergie a tout particulièrement besoin d’un contrôle des capitaux et d’une réorientation de l’épargne des citoyens pour l’investir dans des secteurs utiles (l’isolation, les énergies renouvelables thermiques, les réseaux publics de transport collectif de proximité par exemple) mais pas suffisamment rentables pour le privé. En revanche, pour ce faire, il faut rompre avec le droit européen qui impose la libre-circulation des capitaux et la libre concurrence.
En parallèle, il faut instaurer un contrôle public sur les choix et les systèmes énergétiques. Il faut aussi en finir avec l’autonomie et l’impunité dont bénéficient les grands groupes comme Total Energies, qui devraient, à terme, devenir des entreprises publiques et changer de stratégie.
Au niveau industriel, il y a quand-même une réflexion à conduire en matière de relocalisation de la production : celle qui concerne les filières d’énergies renouvelables. Il est en effet incroyable que nos énergies dites « vertes » soient produites avec des machines importées de pays à bas coûts. C’est le cas pour l’éolien et le solaire photovoltaïque, mais aussi pour les systèmes de chauffage au bois ou le solaire thermique. Il faut relocaliser ces industries en France, prioritairement les énergies renouvelables thermiques dont le potentiel est très important et dont les inconvénients sont souvent moindres que ceux des énergies renouvelables électriques. Mais encore une fois, tout cela nécessite une stratégie publique en rupture avec les logiques actuelles de rentabilité à court terme.
Aurélien Bernier, L’Urgence de relocaliser, Éditions Utopia, 2021.
Sur le blog
« L’industrie mondiale bientôt à sec ? » (Renaud Duterme)
« Blocage du canal de Suez. La faute à Ricardo ? » (Renaud Duterme)
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