
L’Unesco s’est-elle fait berner par la Confédération nationale de la boulangerie-pâtisserie française ? Les nutritionnistes tombent du ciel. Et le pape de la recherche sur le pain, l’Américain Steven Kaplan s’étouffe à l’annonce de ce classement qu’il juge comme une « effroyable régression ». (Gilles Fumey)
Cocorico dans les fournils ! Ou plutôt dans une majorité d’usines à pain qui pensent tirer profit d’un classement censé les tirer vers le haut. On ne niera pas que quelques centaines d’artisans qui se lèvent très tôt pour cuire le pain soient honorés que leur travail soit reconnu comme un patrimoine. Et que leur « baguette de tradition » définie par un décret de septembre 1993, devant se priver d’additifs, soit reconnue comme un produit de qualité.
« Une baguette qui manque de goût »
Le hic est que les industriels ont pu convaincre le jury de l’Unesco d’inscrire sur la liste du patrimoine mondial la « baguette de pain ». Evaporée, la tradition ! Disparu, le cahier de charges ! Les Français engloutissent six milliards de baguettes par an, mais la très grande majorité est une baguette de fabrication industrielle que la supercherie du « cuit sur place » n’efface pas. Une « baguette terne, manquant de séduction et de goût » cingle l’historien Steven Kaplan.
La confusion s’amplifie avec Emmanuel Macron qui met son grain de sel en parlant « d’art de vivre à la française » en oubliant de quoi est faite la baguette, Rima Abdul Malak, la ministre de la culture qui chante les louanges des « lieux fédérateurs que sont nos boulangeries » et Audrey Azoulay, directrice générale de l’Unesco qui évoque « une pratique alimentaire qui nous aide à faire société ». La confusion totale !

Les douze millions de Français qui tranchent leur baguette pour la beurrer, la fourrer de beurre, de jambon, de pâté, de thon, de salade et de crudités, de confiture ou de nutella sont-ils conscients qu’ils ont choisi un pain qui ne doit rien au levain, à des blés qui ont été manipulés par la génétique pour éviter les verses dans des champs gorgés de nitrates ? Que les levures et les « améliorants », tels les additifs de la famille E100 et E200 autorisés par l’Union européenne, le gluten calibré, élastique pendant l’hydratation qui pousse un peu plus vite la pâte, que tout cela va causer quelques ballonnements. Au point que le médecin nutritionniste recommandera, pour toutes sortes de raisons, d’arrêter de piocher dans la corbeille de pain au restau, de manger le quignon lorsqu’on sort de la boulangerie…
Les artisans furieux de la disparition du mot « tradition » dans le classement
Heureusement, des néoboulangers comme les microbrasseurs, qui ont fait valser les industriels de la bière, tentent de sauver leur métier. Leurs blés sont issus de variétés anciennes et paysannes, provenant parfois du conservatoire de Clermont-Ferrand, comme le khorasan. Les grains sont moulus sur meule de pierre, parfois sur place, ou chez les meuniers. Le levain est confectionné chaque matin, rafraîchi au lait de vache. Pas de chambre de pousse, ni de frigo. Une fois le pétrissage terminé, le pain est façonné et fermente avant de passer au four. Dans ces boulangeries exigeantes, on travaille en direct. Parfois, on ouvre à 17 heures, justement pour avoir le pain du matin. On ne peut pas être plus honnête.

Comme souvent à l’Unesco, on veut sauver les meubles. Car la consommation de la baguette décline, surtout dans les centres-villes où les consommateurs optent, reconnaît l’historien Loïc Bienassis contributeur au dossier pour l’Unesco, « pour les pains au levain plus intéressants sur le plan nutritionnel ». Cherchez l’erreur… Du reste, le nombre de boulangeries a fondu comme le beurre au four : 20 000 boulangeries ont fermé boutique dans les cinquante dernières années. Dans Quel pain voulons-nous ? Marie Astier comptait la dramatique chute du nombre de moulins : il y en avait 40 000 en France en 1900, et moins de 400 aujourd’hui. Le problème ? Pour elle, les quatre plus gros moulins pourraient bientôt produire les deux-tiers de la farine en France.
Des meuniers à la tête des boulangeries
Cette perte artisanale est une aubaine pour les meuniers qui ont repris une grande partie du réseau de production et distribution du pain. On s’y cache derrière de jolis prénoms comme Paul (du nom de l’industriel du Nord, propriétaire des boulangeries éponymes), Pierre (et ses fournils), la mode étant depuis quelque temps aux prénoms féminins comme Marie (comme Marie Blachère), Isabelle et d’autres en attendant Hildegarde…

Les Français y achètent des baguettes industrielles. Fabriquées avec des farines de blés dont on ne sait rien, ni de la variété ni de la culture céréalière, encore moins des méthodes de stockage : avec quels additifs pour repousser les charançons ?
Sans berceau, le pain a été lié aux religions à cause de ferments et aux pouvoirs politiques pour assurer la sécurité des populations. La France a sa propre tradition du pain, liée aux cuisines bourgeoises de sauces qu’il fallait absorber pour se nourrir de leurs nutriments. Si elle veut la conserver, les amateurs qui passent dans l’une des 32 000 boulangeries doivent avoir l’œil et le goût en alerte.
Marie Astier, Quel Pain voulons-nous ?, Seuil, 2016.
Steven L. Kaplan, Pour le Pain, Fayard, 2020 (un cri d’alerte du grand spécialiste du pain français, enseignant à Cornell University, à lire absolument).
La revue L’Alpe : « Le goût du pain », numéro 99 (sortie 7 décembre 2022).
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