
Les entrailles de la Terre ont une géographie qui évolue avec les techniques. La revue L’Alpe nous emmène dans ces « terrae incognitae ». Un voyage du Paléolithique jusqu’au cœur de la matière sur la piste des neutrinos et du boson. (Gilles Fumey)
Les humains sont incorrigibles. Nés sur les terres, ils conquièrent les mers depuis l’Antiquité, le sous-sol depuis l’aube des temps, le ciel depuis le 17e siècle. Et depuis le 19e siècle, ils ont aménagé des mondes souterrains, instrumentalisés pour le transport des fluides, voire des personnes avec les réseaux du métro dans les villes. La recherche d’énergies par l’extraction au 19e siècle, après les ruées hispaniques vers l’or, néerlandaises et anglaises vers les diamants, a été une obsession des sociétés industrielles naissantes.
Une histoire qui s’inscrit dans le temps long des mondes souterrains, fréquentés dès la Préhistoire. L’Alpe fait la revue de ces explorations de grottes, gouffres, concrétions, rivières souterraines… Dans le massif alpin, elles débutent il y a 180 000 ans, lorsque Néandertal et Homo sapiens stationnent à l’entrée des grottes, du Vercors aux Alpes autrichiennes. Les traces y sont moins anciennes qu’en Dordogne, au pied des Pyrénées ou dans la vallée du Rhône. Mais le parcours des eaux souterraines en Slovénie est connu dès le 17e siècle et les empereurs allemands y enverront les premiers géologues précisément dans le Kras, région à l’origine du mot « karst ».
Ruée sous terre
Le 19e siècle pullule de héros explorateurs du monde invisible, saisis par « ce désir de voir du noir » à l’origine de sociétés de spéléologie qui lancent « la science des cavernes » dont Edouard-Alfred Martel (1859-1938) a été l’un des héros : « Il y a aussi des spectacles sublimes dont l’étrangeté confond l’esprit. » Une véritable fièvre des cavernes saisit le siècle féru d’archéologie, mais aussi de vulcanologie, poussant à descendre toujours plus bas (jusqu’à dépasser les 1000 mètres en 1956 dans le Vercors avant le record de la Pierre Saint-Martin à 1321 mètres en 1975). Les améliorations dans les équipements ont mis à la mode la plongée en rivière souterraine dans les années 1970.
Quand les grottes parlent

Que trouve-t-on dans les cavernes de la Préhistoire alpine? Des outils de pierre, des ossements brûlés, des crânes d’ours attribués à notre cousin néandertalien disparu (à Grundlsee) et des traces de bagarres avec les humains qui se sont mal terminées dans la grotte du Bichon vers Neuchâtel. Des pasteurs-paysans occupent des Balmes en Maurienne. Des céramiques du Néolithique moyen jonchent le sol de grottes du plateau suisse. Les riches mobiliers et parures font penser à des nécropoles à l’âge du bronze.
Le monde souterrain dans le changement climatique
Aujourd’hui, on voit les cavernes non pas comme des refuges, des habitats ou des lieux de culte. L’approche est plus… pragmatique. La sécheresse récurrente depuis quelques années donne des idées aux aménageurs dans les régions karstiques où les réserves d’eau peuvent servir de bassin d’appoint pour l’approvisionnement des populations locales. Ainsi à Autrans dans le Vercors, les coupures d’eau l’hiver au moment de la haute saison du ski gênent le tourisme, les clients des hôtels et du Village olympique s’étonnent des coupures au mitan de la journée, signifiant des monceaux de vaisselle entassés en attendant le retour de l’eau en soirée. Finalement, les quarante-trois kilomètres de galerie stockant l’eau dans des immenses réservoirs mesurés par quarante spéléologues vont offrir une part de ces deux millions et demi de mètres cubes souterrains à 320 mètres sous terre. Une folle aventure technique eut lieu pour récupérer ces eaux dans les puits, racontée par Jean Faure, aménageur inspiré et courageux.
La folie suisse des bunkers 2.0
De l’autre côté de la frontière, on s’est longtemps moqué des Suisses qui imposaient jadis des abris antiatomiques. N’ont-ils pas creusé 300 000 bunkers et abris dans les habitations, institutions publiques et hôpitaux ainsi que des milliers de casemates au nom d’une Suisse forte, autosuffisante et indépendante. De « mauvais pays » comme les appelait Jules Michelet, les montagnes suisses sont devenues des refuges, contribuant à fonder ce mythe du réduit national. Un réseau de galeries militaires, appelé Emmental, a été construit pendant la guerre froide.
Un réseau inutile aujourd’hui ? Pas tout à fait. Les projets de reconversion ont pullulé : caves à fromages, champignonnières, hôtels et musées, refuges de biodiversité et, plus récemment… centres de stockage de données. Swiss Fort Knox, non loin de Berne, donne le ton avec ses dix kilomètres de galeries ultra-sécurisées prêtées par l’armée suisse, équipées d’un lac souterrain pour le refroidissement. Une reconversion qui n’a pas convaincu le Genevois Stéphane Koch, spécialiste en intelligence économique, car la fibre optique à l’amont de ces galeries est autrement plus vulnérable. Les entreprises qui ont racheté des galeries, faute de clients, ont fait faillite. Les jeunes générations préfèrent l’alignement des Suisses sur le Règlement général sur la protection des données (RGPD) européen prévu pour 2023.
Le pli du géotourisme
Offrir de visiter les grottes aux touristes n’est pas une idée neuve. François Ier avait visité la grotte de Balme, dans la vallée du Rhône en amont de Lyon en 1516. La première mise en tourisme sous-alpine date de 1832 à la grotte d’Oliero, non loin de Venise, visitée par George Sand.

Cinquante ans plus tard, la mise en scène s’étoffe grâce à l’électricité à Kraus (Autriche). Les Alpes totalisent aujourd’hui une bonne cinquantaine de sites aménagés, avec parfois des téléphériques. Mais depuis quelques années, le géotourisme doit se renouveler : ce qui se contemple intéresse moins que ce qui s’explique, ce qui se commente avec les karstologues. Est-ce une phase de patrimonialisation qui s’ouvre ? Avec une réflexion sur l’extractivisme de certaines mines industrielles de fer, de gypse ou de talc, par exemple ? Ou une formation en géosciences avec des centres d’interprétation ? Possible. De leur côté, les Autrichiens pratiquent le tourisme « expérientiel » pour se mettre dans la peau d’un mineur, dans les mines de cuivre et d’argent du Tyrol.
Et les femmes ?
Eliane Patriarca narre l’édifiante histoire d’une spéléologue dans les Cévennes. Réparant la mise à l’écart de Gabrielle Vallot (photo), cette intrépide épouse de Joseph Vallot qui a raconté, comme l’aurait fait Jules Verne, ses aventures non loin de la maison de vacances de sa famille, près de Lodève. Proche de Martel, passionnée de photographie, elle raconte avec un réel talent littéraire ses émotions devant les beautés du sous-sol. Elle pose en pantalon, tenue qu’elle enfile pour gravir le Mont-Blanc qui devient ensuite sa deuxième passion.
Voyage au cœur de la matière
La géographie souterraine a connu au 20e siècle de grands aménagements au service de la technologie avec un laboratoire pour piéger les particules sous le tunnel du Fréjus, à Modane depuis 1973. À l’aplomb d’un col qui vit passer les troupes de Jules César, les physiciens ont obtenu un tunnel qui restitue une atmosphère équivalente à 4800 mètres sous la mer. La montagne est un bouclier les protégeant de la pluie cosmique mais les roches y sont radioactives. Les équipes de chercheurs tentent d’aller au-delà de la physique des particules, héritée d’Einstein. Du fond de leur tunnel, ils collaborent de plus en plus à l’échelle internationale (Canada, Chine). À Modane, le laboratoire est devenu l’antichambre des expériences souterraines futures, le lieu des prototypes. Parmi les applications curieuses des détecteurs à germanium, la confusion d’un marchand bordelais tentant de vendre un faux Château Margaux 1900 !
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