Mettre un terme à la dette écologique

Déforestation

Qu’est-ce que la dette écologique et en quoi peut-elle aider à comprendre et remettre en question les mécanismes de domination et d’exploitation à l’échelle mondiale ? Nous reproduisons un texte publié récemment dans la revue Silence. (Renaud Duterme)

L’idée de dette écologique est apparue dans les années 1990 sous l’impulsion d’ONG sud-américaines. Elle postule que les pays du Nord se sont enrichis sur l’exploitation du Sud, non seulement du point de vue social mais également écologique. Cette dette écologique émergerait symboliquement en 1492, date du premier voyage de Christophe Colomb vers les Amériques.

À partir de là, des régions entières vont être intégrées de force à un système de domination et de pillage au profit des nouveaux centres capitalistes. Cela se traduira par la mort (massacres, transmission de maladies, épuisement, travail forcé) et la mise en esclavage de dizaines de millions de personnes, essentiellement amérindiennes et africaines.

Mais cette date marque également les débuts d’une grande entreprise d’expropriation et de destruction de la nature, en particulier dans les régions tropicales. Cette destruction se fera principalement par l’imposition de monocultures destinées à alimenter les métropoles coloniales en produits tropicaux (responsable d’une déforestation et d’un effondrement de la biodiversité dans les endroits défrichés) ainsi que par une extraction minière dévastant les écosystèmes, et ce quel que soit le minerai arraché des entrailles de la terre.

On retrouve déjà ce constat sous la plume d’Eduardo Galeano quand il évoque la culture de la canne à sucre imposée par le colonisateur : « le sucre a détruit le nord-est du Brésil. Cette région de forêt tropicale a été transformée en savane. Naturellement propice à la production alimentaire, elle est devenue région de famine. Là où tout avait poussé avec exubérance, le latifundio destructeur et dominateur ne laissa que roc stérile, sol lessivé, terres érodées. […] Le feu utilisé afin de nettoyer le terrain pour les champs de canne dévasta la faune en même temps que la flore : le cerf, le sanglier, le tapir, le lapin, le paca et le tatou disparurent. Tout fut sacrifié sur l’autel de la monoculture de la canne »[1].

Un système-dette contre nature

La force du concept de dette écologique est donc d’associer exploitation des populations et de la nature, deux faces d’un même système à la base d’une accumulation de richesses ayant impulsé la dynamique capitaliste de l’Europe à partir du XVIe siècle.

Après l’accession à l’indépendance, le pillage va malgré tout se perpétuer à l’aide d’autres moyens, notamment l’imposition du libre-échange, qui va favoriser les pays riches dont l’industrie est déjà bien implantée et surtout ruiner un artisanat parfois séculaire.

Sans oublier la dette. Via ce mécanisme, les pays endettés (certains ayant été contraints de reprendre des emprunts contractés par les puissances coloniales)[2] vont être poussés à brader leurs ressources naturelles afin de faire rentrer des devises destinées à rembourser leurs créanciers (principalement des banques et des États). Suharto, dictateur indonésien, allant jusqu’à déclarer « qu’il n’était pas nécessaire de se casser la tête à propos des dettes, le pays ayant encore des forêts pour les rembourser »[3].

Cette dette écologique continue donc de se creuser jusqu’aujourd’hui. Il suffit pour s’en convaincre de voir les ravages causés par les systèmes de plantations tels que l’huile de palme en Indonésie, le Soja au Brésil ou le cacao en Côte d’Ivoire ; par les industries minière et pétrolière ; ou encore par l’exportation de déchets (vieux cargos, ordinateurs, plastiques, etc.) démantelés par les plus pauvres.

À noter que, depuis quelques années, le concept de dette écologique est également brandi pour souligner la faible responsabilité historique des pays du Sud dans la crise écologique globale (incluant le réchauffement climatique), crise dont ces pays seront pourtant ceux qui souffriront le plus.

Une dette écologique, et après ?

Une fois admis ces constats, à quoi peut servir ce concept de dette écologique ? N’est-ce pas un nouvel avatar entraînant davantage de confusion dans des débats cruciaux ? Incontestablement, non. Ce néologisme nous permet plutôt d’envisager la question écologique sous l’angle des rapports de domination et par là de parvenir à une véritable justice environnementale. Concrètement, cela impliquerait les choses suivantes :

1. Que les pays les plus riches reconnaissent les crimes commis dans leurs anciens territoires et admettent leur logique systémique. Ce qui permettrait d’établir des bases solides pour une politique de coopération entre Nord et Sud.

2. Que soient établies des réparations, à la fois symboliques (excuses officielles, restitution d’œuvres d’art, accueil digne des migrants, travail de mémoire sur la colonisation) et financières (annulation des dettes illégitimes, fonds de soutien à des politiques de santé, d’éducation et à la protection des écosystèmes, transferts de brevets et de nouvelles technologies, véritable aide au développement, coopération universitaire, etc.).

3. Que soient établies des responsabilités. On sait que la repentance fait toujours couler beaucoup d’encre. Aussi, une proposition concrète serait peut-être d’identifier les causes et les responsables actuels de la situation dans laquelle se trouvent de nombreux pays du Sud. Pensons évidemment aux grandes firmes transnationales (compagnies minières, agroalimentaires, pétrolières, etc.), mais aussi aux institutions internationales telles que le FMI et la Banque mondiale. Ces dernières ont en effet non seulement promu et encouragé un modèle de développement basé sur l’exportation de matières premières sans aucune considération pour l’environnement, mais aussi appauvri des dizaines de pays en leur imposant des politiques antisociales et antiécologiques au nom du remboursement de la dette.

Au-delà du concept Nord-Sud

Si la grille de lecture Nord-Sud est toujours pertinente, le concept de dette écologique doit cependant la dépasser, notamment en y intégrant une dimension de classe. À savoir le fait que dans chaque pays, des catégories sociales (représentants politiques, grosses fortunes, chefs d’entreprises, mercenaires) profitent du système en place en accaparant des richesses au détriment d’une majorité toujours exploitée et dominée. À cet égard, un ouvrier du nord ayant perdu son emploi pour cause de délocalisation aura certainement plus en commun avec un paysan du sud évincé de ses terres par une multinationale qu’avec un spéculateur originaire de son pays.

D’aucuns rétorqueront, avec raison, que dans des pays riches en ressources mais pauvres économiquement, les classes dirigeantes ont souvent une responsabilité écrasante dans la situation de détresse dans laquelle se trouve une partie significative de sa population. Mais il faut rappeler que ces dirigeants sont dans la plupart des cas soutenus par l’Occident, et ce malgré des bilans souvent désastreux en termes de droits humains. Pire encore, l’histoire contemporaine regorge de cas où des gouvernements progressistes désirant suivre une voie d’autonomie et anti-impérialiste furent renversés[4] et/ou virent leurs représentants assassinés[5], souvent avec l’appui de services secrets étrangers (en particulier la CIA).

En définitive, le concept de dette écologique lève le voile sur le capitalisme mondialisé et rappelle qu’en son sein, les progrès socio-économiques d’une partie de l’humanité n’ont pu se réaliser que sur le dos d’une majorité et qu’en suivant une logique extractiviste[6]. Cela permet d’avoir une vision globale encourageant des actions de solidarité entre les peuples contre les puissances de l’argent.

Il constitue par ailleurs un bon outil de conscientisation. Au-delà de culpabilité, il vise plutôt à faire prendre conscience des impacts de nos modes de production et de consommation sur des pays souvent lointains. C’est d’ailleurs une des forces du capitalisme d’avoir peu à peu externalisé ses impacts et par là de les avoir invisibilisés. Les dévoiler sera sans doute un premier pas pour parvenir à surmonter les déséquilibres en cours et à venir.


[1] Cité dans Eric De Ruest et Renaud Duterme, La dette cachée de l’économie, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2014, p.49.

[2] En est ainsi de la République démocratique du Congo. On pourrait également faire rentrer dans ce cas de figure Haïti, qui a dû littéralement payer son indépendance. Pour en savoir plus, consulter les travaux du Comité pour l’Abolition des Dettes Illégitimes (www.cadtm.org).

[3] Cité dans Franz Broswimmer, Une brève histoire de l’extinction en masse des espèces, Agone, Marseille, 2010, p.192.

[4] Parmi de nombreux autres : Mossadegh en Iran, Arbenz au Guatemala, Soekarno en Indonésie, etc.

[5] Parmi de nombreux autres : Allende au Chili, Lumumba au Congo, Olympio au Togo, etc.

[6] Parmi les différentes définitions de l’extractivisme, nous retiendrons la suivante : « programme pour utiliser la terre et non pour vivre avec elle ; pour extraire et absorber ses biens comme matières premières à échelle industrielle. Il se contente de comptabiliser les lieux à ressources et les lieux de consommation et reste aveugle aux régions, aux peuples, aux cultures, aux valeurs humaines ». Cité dans Anna Bednik, Extractivisme, Paris, Le passager Clandestin, 2016, p.23.


Le lien vers l’article original : https://www.revuesilence.net/numeros/501-Decoloniser-l-ecologie/la-dette-ecologique-reconnaitre-l-exploitation-coloniale


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2 réflexions au sujet de « Mettre un terme à la dette écologique »

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