Un monde miné par les inégalités

Les humains ont, dans leur grande majorité, chevillée au corps, l’utopie de l’égalité. «Parce qu’elle est juste» pour le philosophe François Dubet, et nécessaire pour faire face à ce qui nous attend (climat, migrations, violences). Pourtant, elle résiste devant une foule d’inégalités qui fracturent l’humanité. (Gilles Fumey)

Avant de cartographier les inégalités, les géographes invitent les philosophes Ferdinand Bigard et Frédéric Gros, qui listent un petit abécédaire des mots de l’inégalité: appropriation, colonialisme, différence, exil, guerre, honte, hospitalité, responsabilité, violence. Des mots très forts traduits en cartes, dont les plus contrastées donnent à voir d’emblée, sous le titre «Vivre et mourir», des écarts d’espérance de vie en bonne santé de vingt-neuf ans entre le Japon et le Lesotho, ou si l’on prend le tabagisme entre le Népal (259 décès pour 100 000 habitants) et le Pérou (30 décès). L’humanité fait un plus grand écart avec les revenus entre l’année 1820 où ils sont dix-huit fois plus élevés entre les 10% les plus riches et les 50% les plus pauvres, et l’an 2020 où l’écart bondit à trente-huit.

La mobilité sociale, une mesure de l’égalité des chances © La Vie/Le Monde

La carte sur la dette climatique devrait circuler très vite dans les sphères académiques, pour rappeler que les pollueurs (1er: Etats-Unis, 11e: France) ne sont pas les payeurs, les plus faibles ayant le plus de difficultés (Afrique subsaharienne, Asie du Sud). Pour le risque d’inondations, une exception: les riches Pays-Bas exposent près de 60% de leur population au risque d’une submersion, suivis des pays pauvres comme le Bangladesh, le Vietnam, l’Égypte. Dans l’éducation et la santé entre hommes et femmes, la parité existe mais pas dans l’économie et encore trop peu dans la politique.

W. Allan, Le marché aux esclaves à Constantinople (XIXe s.)
© National Galleries of Scotland, dist. RMN-GP

Haro sur le néolithique

L’Atlas pose la question du néolithique comme vecteur d’inégalités, notamment dans le stockage alimentaire démontré par Alain Testart. Sonia Darthou note que toutes les sociétés antiques ont été esclavagistes: «Être esclave, c’est n’être rien.» En Grèce, près de la moitié de la population vivait privée de liberté. À Rome, Spartacus soulève 100 000 hommes pour tenir tête aux légions romaines qui crucifient 6 000 d’entre eux, Sénèque étant l’un des rares penseurs surpris de cette discrimination. Pourtant, Etienne Helmer[1] rapporte des débats entre philosophes grecs sur l’écart des richesses, à partir d’Aristote argumentant que la richesse n’est pas une fin, mais un moyen pour une vie accomplie. Ainsi, Xénophon, disciple de Socrate, préconise l’augmentation des ressources agricoles de son exploitation pour une redistribution à toute la Cité.

Comme Bouddha, Zoroastre avant lui, Mohammed après lui, Jésus appelle à la fraternité dans un sens très anarchique. Une utopie reprise par les premières communautés jusqu’à ce que le christianisme devienne la culture dominante de l’Empire, la contestation se concrétisant dans les fondations monastiques, les confréries, les Églises nées de la Réforme, un ensemble qui a inspiré les révolutionnaires de 1789 et de 1848.

Pourtant, la société féodale avec sa hiérarchie et sa société d’ordres construit une pyramide où l’inégalité centrale demeure celle de la naissance. Une approche qui est aussi celle du Japon de l’époque Edo (1603-1868). On en vient à se demander si les visions stéréotypées de l’humanité ont toujours existé, tant elles ont évolué vers le racialisme au 18e siècle, une idéologie instrumentalisée en politique, pour le pire, aux 19e et 20e siècles pour classer, différencier et, au final, éliminer. À cette époque, la colonisation, pour l’historien Bouda Etemad des universités de Genève et Lausanne, a «déséquilibré le monde». Le monde est devenu un échiquier où les prédateurs exercent de manière variable leur emprise dans les régions tropicales ou peu peuplées de l’Australie et du cône Sud américain par exemple. Dans le sillage de la révolution industrielle et de l’impérialisme européen, le niveau de richesse, jusque-là à peu près égal d’un pays à l’autre, devient très différencié. Notamment, pour Pierre-Noël Giraud, dans les «inégalités d’accès» (santé, éducation, etc.). Walter Scheidel, historien à Stanford, pense que «seul un effondrement pourrait niveler les inégalités»[2].

Les inégalités au sein des États. © La Vie – Le Monde

L’égalité, une utopie?

Horizon au singulier, l’égalité se brise sur les réalités plurielles et changeantes. Le cas peut-être le plus étonnant est le système des castes en Inde, illégal depuis 1950 mais toujours en vogue. Mais à l’échelle mondiale, en s’opposant aux discriminations, la justice des individus crée une brèche. Même si toutefois dans les échanges mondiaux, les sociétés nationales devenues multiculturelles fractionnent les collectifs de travail. Pour François Dubet, «nous sommes condamnés à transformer nos principes de justice en politiques, en négociations, en compromis, et c’est là que les problèmes commencent, que la démocratie est nécessaire».

René-Eric Dagorn montre que le modèle soviétique a été le premier d’ampleur inédite à tenter dans tous les domaines l’égalité homme femme, une utopie rattrapée par la nomenklatura du Parti communiste. L’idéal démocratique, quant à lui, n’est pas atteint pour plus de 80% de l’humanité, et pour la minorité qui en bénéficie, il est une situation jamais acquise. La reproduction sociale ne donne pas les mêmes chances et pour le philosophe Patrick Davidan, il est urgent de repenser la question du mérite qui pousse à l’individualisme et… aux inégalités. Les solutions de mixité? Le service militaire, l’urbanisme, la vie associative? Oui, et de multiples leviers encore, mais qui n’ont d’efficacité que locale.

Gare aux ruptures en France 

L’Histoire est pleine de ruptures avec l’égalité pour étendard. Et cela depuis l’Antiquité et ses révoltes d’esclaves, jusqu’aux jacqueries paysannes, aux révolutions, aux luttes ouvrières, aux soulèvements contre l’apartheid, l’accès au logement (abbé Pierre) et aux énergies (gilets jaunes).

Pour Hervé Le Bras, il faut s’en prévenir, d’autant que ces inégalités sont très élevées dans les agglomérations pour celles et ceux qui n’ont pas de formation, risquant le chômage qui fragilise les familles… Même si les études de France Stratégie montrent que, curieusement, le lieu d’habitation a peu d’effet sur le niveau de vie car les arbitrages se font beaucoup au sein des familles. Cela dit, les plus riches (11% des ménages) monopolisent la moitié du parc immobilier français! Le logement qui pesait 20% du budget des ménages en 1985 en pèse 28% aujourd’hui.

En matière d’emploi, l’atlas met en lumière les métiers vus comme essentiels depuis la crise du Covid et toujours invisibles: assistantes maternelles, livreurs (salariat très précaire, dissimulé), dames de compagnie, caissières, éboueurs, agents d’entretien… L’inégalité touche les Françaises qui touchent une retraite de 28% inférieure à celles des hommes, du fait des carrières (temps partiels…) et des salaires, voire des séparations qui font baisser de 19% le niveau de vie des femmes. Le «panier de la ménagère» (tiens, tiens, où est l’homme?) change peu à peu, une alimentation de meilleure qualité échappant aux produits de l’industrie agroalimentaire, les CSP+ consommant plus de légumes et de fruits que les moins diplômés tournés vers les produits carnés et sodas. Cela étant, pour Benjamin Sèze, «il n’y a pas de goût de pauvres, il y a seulement des contraintes de pauvres». Les impacts ne sont pas minces: l’Institut national du cancer estime qu’une alimentation déséquilibrée serait à l’origine de 19 000 nouveaux cas par an.

Inégales dessertes territoriales © La Vie – Le Monde

Côté transports, le réseau ferroviaire a perdu 35 000 kilomètres entre le pic des années 1930 et aujourd’hui, la voiture ayant phagocyté les besoins tant pour le travail (35 mn/personne/jour) que pour les déplacements en zone rurale (79% des ruraux prennent leur voiture tous les jours).

Pour la formation, la famille reste le berceau des inégalités, ségréguant les enfants d’ouvriers et d’employés qui sont 20% à quitter le supérieur sans formation. Il existe quelques marges de manœuvres, pour la sociologue Marie Duru-Bellat, mais elles sont étroites. Mais «les inégalités seraient moins marquées si les élèves et leurs familles n’avaient pas le sentiment qu’ils y jouent leur vie entière». Côté santé, les déserts médicaux avancent mais les pénuries de médecins épargnent moins de territoires qu’auparavant. Si elles sont plus éloignées, les maternités sont plus sécurisées. Pour le géographe Emmanuel Vigneron, c’est «la ressource médicale qui se tarit».

Les pays les plus vulnérables face au climat © La Vie – Le Monde

Si on se fie au dernier Rapport sur les inégalités mondiales (2022), dans trois domaines, tout s’aggrave: patrimoines, genre, environnement. Au fur et à mesure que décline le patrimoine public, le privé s’accroît. La palme de l’inégalité revient à l’Amérique latine et au Moyen-Orient. Thomas Piketty montre que la part détenue par les 10% les plus riches atteignait jusqu’à 90% du patrimoine total en 1914, qu’elle s’est abaissée à 60% aujourd’hui. La totalité des femmes touchent à peine 33% des revenus mondiaux. Et avec un nouvel indicateur environnemental, Lucas Chancel montre que les riches polluent énormément. Pour Esther Duflo, prix de la Banque de Suède d’économie, «il faut sortir de l’obsession de la croissance et de la décroissance». Les voix sont nombreuses pour lier la lutte climatique et la pauvreté: comment construire une justice climatique, telle que la souhaitait la COP21 en 2015? Qui peut indemniser les dégâts environnementaux? Joseph Stiglitz reprend les mots de Dominique Bourg: «Il n’y aura d’écologie que sociale.»

Prenons l’accès à l’eau potable. Un tiers des humains en sont privés, surtout dans les campagnes des pays tropicaux. C’est une des sources de guerre qui risquent de s’étendre dans les pays riches si les sécheresses se multiplient avec le réchauffement.

Les migrations donnent une autre face des inégalités. Les Japonais et les Suisses détiennent le record de pays accessibles avec leur passeport sans visa alors que les circulations contraintes augmentent en Afrique subsaharienne et au Moyen-Orient, Afghanistan compris: ce qu’on appelle des citoyennetés monnayables. Pendant que les pays du Nord «se barricadent», les migrants du Sud prennent de plus en plus de risques au fur et à mesure que la démographie pousse les Africains subsahariens et les Afghans vers le Nord, ainsi que les populations d’Amérique centrale vers le voisin étatsunien. L’ancienneté des migrations, les filières, les regroupements familiaux se conjuguent avec le travail abondant dans certains pays du Nord en décroissance démographique.

Chaque jour de 2020, 800 femmes ont perdu la vie en accouchant. © La Vie – Le Monde

Les dangers qui guettent les femmes restent prégnants, notamment les féminicides «partout, tout le temps», un peu moins en Espagne où la politique du Pacte national contre la violence de genre commence à porter ses fruits. Les enfants sont les autres victimes des inégalités, dans l’accès au savoir qui progresse mais pas de manière homogène (moins les filles que les garçons et moins en Afrique qu’ailleurs). Un Allemand est scolarisé 14 ans en moyenne contre 6,5 ans pour un jeune Indien. On pourrait aller plus loin en imaginant que les 7000 heures consacrées par tout enfant asiatique à maîtriser les idéogrammes valent plus pour la formation intellectuelle que les QCM ou des jeux sur tablette sensés développer leur esprit. Quant au droit à la santé, il est limité par des obstacles financiers, géographiques et culturels que les migrations internationales d’infirmiers et de médecins renforcent dans les pays de départ. La progression de l’espérance de vie est-elle parvenue à un palier? La mortalité infantile moyenne ne diminue plus depuis 2021, mais elle pourrait s’abaisser dans les pays subsahariens où elle est encore très haute (112 enfants pour 10 000 naissances) comparée à la France (4 enfants pour 10 000).

Le commerce mondial peut-il atténuer ces inégalités? Ali Laïdi montre que le vieux schéma hérité du 15e siècle persiste: le Nord accapare à bas prix les ressources du Sud contraint d’acheter très cher les produits manufacturés. Des guerres de l’opium au 19e siècle au déséquilibre que la Chine provoque aujourd’hui, il y a un retournement de l’Histoire spectaculaire. Au point qu’on parle de cryptocolonialisme, voire de technocolonialisme qui triomphent dans les pays très pauvres par un ultralibéralisme obtenu à force de désarmement douanier.

Si une personne sur trois dans le monde n’utilise pas Internet, le mobile money (un portefeuille électronique sur téléphone depuis 2017) permet de lutter contre l’exclusion financière au Moyen-Orient et en Afrique. Le cinéma est un des miroirs des contrastes mondiaux: les pays riches produisent des films (qui, toutefois, parlent beaucoup de la pauvreté, depuis Chaplin). Les prismes hollywoodiens dessinent des zones où les cultures s’interpénètrent assez peu, avec quelques exceptions venues de l’Inde (Bollywood), de la Corée du Sud ou de l’Iran.

Tel est le monde raconté en 6000 ans d’histoire et en 150 cartes et infographies, une planète où tous les humains rêvent tous d’une vie décente alors qu’ils ne vivent pas dans le même monde. Les richesses se redistribuent en permanence mais des môles subsistent. Rares sont les décollages rapides comme les pétromonarchies du Moyen Orient ou les pays de l’Asie orientale, de la Corée du Sud à la Chine qui ont pu tirer leur épingle du jeu, au prix d’énormes sacrifices humains.


[1] Épicure et l’économie du bonheur, Le Passager clandestin, 2021.

[2] Histoire des inégalités. De l’âge de pierre au 21e siècle, Actes Sud, 2021.


L’Atlas des inégalités, hors-série Le Monde/La Vie n°43, 2023.


Sur le blog

«Le Néolithique revisité» (Renaud Duterme)

«Mettre un terme à la dette écologique» (Renaud Duterme)

«Les riches mangent dans la main des pauvres» (Gilles Fumey)


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