Que peuvent les scientifiques, telle Annik Schnitzler, professeure d’écologie à l’université de Lorraine, pour transmettre leurs alertes aux politiques en charge des forêts? Sinon éclairer l’opinion publique qui pourra, de son côté, faire pression sur les élus?
Voici donc Forêts sauvages comme un hommage à la Terre et comme une alerte sur les forêts malmenées. Faut-il rappeler que les forêts donnent depuis des millénaires «alimentation, protection, médicaments aux sociétés humaines de toutes les cultures, [qu’elles sont] pourvoyeuses de sens, stimulant la créativité et la spiritualité»? Ici, Annik Schnitzler traque ce qui reste de «sauvage» dans les forêts d’aujourd’hui, ce qui a encore échappé à la destruction.

©️Biosphoto. Greg Basco – BIA – Minden Pictures – Lianes des forêts sempervirentes à l’assaut de la canopée. Si elles se cassent et tombent au sol, elles repartent à nouveau vers les sommets.
Certes, les vingt glaciations qui ont suivi le pliocène ont éliminé une bonne part des forêts qui existaient à la fin du tertiaire sauf quelques témoins appauvris sous les tropiques. Les forêts primaires sont décrites ici comme étant très résilientes face aux catastrophes naturelles telles qu’incendies, tremblement de terre mais cette «stabilité des forêts exige des surfaces considérables, de l’ordre de centaines de milliers d’hectares».
Les humains comme une espèce forestière
Quelle place pour les humains? Ils sont dans les forêts depuis 45 000 ans, bien avant l’avancée forestière massive du dernier âge interglaciaire (vers 10 000 ans). On ne peut donc refuser aux humains préhistoriques le statut d’espèce forestière, certaines activités comme le brûlage ou la domestication ont eu lieu avec des densités de population très faibles. Au cours des derniers siècles, c’est surtout la fragmentation des paysages et le déboisement qui ont marqué certaines forêts.
Annik Schnitzler plaide pour des périmètres qui devraient être laissés vierges. Ces forêts «férales» (par analogie avec l’animal domestique retournant à l’état sauvage en conservant les modifications génétiques) ont existé dans le passé. Dans l’Arkansas, Upper Buffalo Wilderness dans le parc national Ozark offre 45 kilomètres carrés de nature ensauvagée où l’on peut tracer les évolutions des rivières grâce aux ripisylves, mesurer l’accroissement de la faune. De son côté, l’association du célèbre biologiste Francis Hallé a acheté un périmètre de 60 000 hectares au cœur de l’Europe.
Mises en scène
L’auteure ne ménage pas ses surprises: la canopée des forêts tropicales croît sous des «rivières volantes, entre océan bleu et océan vert»; chaque arbre de l’Amazonie rejetterait en moyenne jusqu’à mille litres d’eau par jour dans l’atmosphère; les forêts sont le lieu d’un festival animalier, dont le saut des dragons volants (Draco dussumieri) et des serpents volants (Chrysopelea paraidisi), les parades nuptiales des coqs de roche, le jeu des colibris contre les pièges des fleurs, les chasses aux singes par les aigles (pithécophage des Philippines) ou les reptiles fuyant les toucans. Il n’y a rien qui échappe à l’auteure jusqu’à la mort (naturelle) des arbres «source de vie pour un monde immense».
Les forêts boréales dont les arbres sont «nanifiés par la neige et le vent» (photos sublimes dans le parc national de Riisitunturi, Finlande) sont le repère d’espèces animales dont les photographes de Biosphoto traquent la moindre image: cassenoix moucheté, chouette lapone, becs croisés, gloutons, grands tétras… Les sylves tempérées comme la hêtraie ont parfois des pas de temps surprenants, tel cet arbre en Roumanie de 80 centimètres âgé de 509 ans. La faune herbivore n’est pas présentée comme menacée, les ours bruns présents «malgré eux» en Europe faisant l’objet de cultes, de mythologies et de… peurs incontrôlées. Moins connues, les forêts pluviales tempérées (Canaries, Mississippi, Chili…) sont un héritage de l’ère tertiaire avec des arbres géants comme le kauri de Nouvelle-Zélande, à Täne Mahuta (15 mètres de diamètre et 45 mètres de haut, voir photo ci-dessous). Le cyprès de Patagonie endémique au Chili est probablement ce qu’a vu le capitaine FitzRoy et l’équipage du Beagle en 1834. Les forêts méditerranéennes sont moins anciennes, tout au plus 300 ans, sont appauvries par les incendies (mais en Australie, les vieux eucalyptus peuvent résister au feu), les maquis pouvant compter tout de même jusqu’à 5000 espèces d’insectes et 80 espèces de reptiles et d’amphibiens.
À l’autre extrémité du prisme climatique, les forêts tropicales offrent la plus grande partie des biomasse et nécromasse du monde. Les espèces ont des territoires exigus, dans toutes les niches de la canopée et Alexandre de Humboldt a été fasciné par la diversité des forêts de nuages – et l’étagement qu’il a été le premier à cartographier. Annik Schnitzler décrit les associations de la faune dans les sous-bois, le rôle des couleurs dans les stratégies pour échapper aux proies. Quant aux forêts sèches caducifoliées dont Madagascar est un hotspot, elles sont peu étendues, mais leur intérêt biologique est aussi précieux que celui des forêts inondables avec leurs éléphants du Congo, faux-gavials de Malaisie, dauphins roses de l’Amazone et ibis du Venezuela.
Parce qu’ils se sont extraits des forêts primaires, les humains peuvent imaginer en laisser des périmètres sans autre contact avec le reste du monde que ce que les vents, les eaux, la géologie leur apportent, éviter d’introduire des espèces exotiques, ne pas hésiter à renaturer certaines zones humides. Et signer avec l’auteur ces vers de René Char: «Pour qu’une forêt soit superbe / il lui faut l’âge et l’infini».
Annik Schnitzler, Biosphoto, Forêts sauvages, Glénat, 2020. Un livre somptueux sur les forêts du monde par une spécialiste de l’écologie forestière et adepte du réensauvagement.
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