Quand le Grand Paris remue la terre

Terres Grand ParisDes millions de mètres cubes de terre changent de lieu et de destination chaque année, pour édifier ce qui deviendra le Grand Paris. Des photos hypnotiques dues à Anne-Marie Filaire.

Un matin, réveillé par un tractopelle qui excave la parcelle devant la sienne pour déménager plusieurs mètres cubes de terre, le géologue fait un bond : «Mais ce sont 10 000 ans qui partent comme de vulgaires déchets, quelle honte!». On connaissait les protecteurs des animaux, moins ceux des sols, encore que les Bourguignons ont prêché leur vie durant contre la mort chimique des terres et que des ONG alertent sur la dégradation des sols.

Terres Grand Paris

Forges (Essonne). Ancienne carrière d’argiles. (2020). DR A.-M. Filiaire

Anne-Marie Filaire n’est pas scientifique mais photographe. Elle a vu des terres labourées par les bombes sur des territoires de guerre partout au Moyen-Orient ou en Afrique. Elle s’est mise en quête de sols et sous-sols aux alentours de Paris, versants et plateaux nus la plupart du temps, qui sont fouillés, déterrés, mangés par les tunneliers, déplacés en d’autres lieux.

22 millions de tonnes de terre excavées, parfois jusqu’à vingt mètres de profondeur, par an pour les besoins de la construction de ce qu’on appelle pompeusement le Grand Paris(1). Des matériaux jamais photographiés, souvent des sols d’excellente qualité (au bas mot, 40% de ce qui est déplacé) que notre géologue du matin se désolait de voir ainsi malmenés. Une telle richesse minérale qui devient parfois fertile, lorsqu’on la réexpose dans des parcs, des terrains de sport, voire des fermes agricoles en ville…

Pour Anne-Marie Filaire, «cet immense brassage des terres des chantiers d’Ile-de-France, déplacées sur le pourtour de la nouvelle capitale, redéfinit un territoire, et cette dimension politique des terres excavées est ici une expression du Grand Paris».

Les photographies de ces chantiers sont «un travail sur l’avenir». Non seulement parce que les sites possèdent leur beauté propre, mais ils sont aussi des «projets réfléchis d’ingénieurs» qui fabriquent des paysages inédits. Que l’on songe à la «plaine de France» dont la ville-tête est Saint-Denis, une région ainsi nommée depuis 1126, et qui a la meilleure terre agricole de la France actuelle. La voici aujourd’hui envahie par les infrastructures aéroportuaires comme elle le fut par l’industrie au XIXe siècle. Ces nouveaux paysages nécessitent un bouleversement des sols qui n’avait jamais été saisi de manière systématique, comme il l’est avec talent, poésie, sensibilité dramatique à peine voilée.

Nous sommes de plein pied dans l’anthropocène. Et bien au-delà du Land art que Robert Smithson prisait tant dans les grandes plaines du Midwest à la fin des années 1960. Dans une superbe préface, Claude Eveno fait le lien avec Asphalt Rundown et tous ses travaux qui évoquent «la violence des mines et des carrières (…). Le territoire ravagé d’une mine à ciel ouvert abandonnée dans l’Ohio ou le défrichage radical pour un développement pavillonnaire à Los Angeles montrent, vus du ciel, des formes proches du sol labouré par les camions et les bassins de stockage de boues à Villeneuve».

Oui, le sentiment général reste ambigu, troublé par cette artificialisation d’un nouveau monde qu’on accouche aux forceps.


(1) Une estimation différente avec Bureau Veritas


Anne-Marie Filaire, Terres. Sols profonds du Grand Paris, Dominique Carré éditeur, 2020.


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