Le goût amer du chocolat

Il y a les burgers qui détruisent la forêt tropicale. Mais il y a aussi le chocolat. Addicts aux gâteries de Noël, assumez que vous participez à une entreprise de destruction des forêts africaines et une injustice sociale sur bien des plans. Voici pourquoi. (Gilles Fumey)

La colonisation n’en finira donc pas? Après la traite, voici l’extractivisme qui perdure, et pas seulement pour le lithium de nos smartphones. Les monocultures qui font des ravages dans la biodiversité en Europe, saccagent la sylve tropicale depuis plus de deux siècles. Déjà en 1801, le naturaliste Alexandre de Humboldt s’était emporté contre les monocultures qui avaient détraqué l’écosystème du lac Valencia dans l’actuel Venezuela. Aujourd’hui, avec le réchauffement climatique, les multinationales qui vantent le cacao «zéro déforestation» se lavent les mains par une entreprise de greenwashing qui apaise nos consciences.

Arnaque à la géographie

On a raconté ici comment les Britanniques ont saccagé l’île de Ceylan, l’actuel Sri Lanka, pour y planter le thé en monoculture. Mais sait-on qu’en Côte d’Ivoire, plus de 80% de la forêt tropicale a disparu depuis les années 1960, soit 13 millions d’hectares (le quart de la France)?[1] Le «chocolat de terroir» sur lequel est mentionné le nom du pays est une belle arnaque à la géographie. Le Ghana voisin a été également ravagé par les multinationales du chocolat qui y prélèvent les deux tiers des 5 millions de tonnes de fèves de cacao du marché mondial.

D’origine amazonienne, le cacaoyer repéré par les autochtones, vénéré par les Mayas et les Aztèques, a migré de l’autre côté de l’Atlantique dans les cales des colons après les indépendances obtenues par Bolivar et autres militants au 19e siècle. Des fèves hybrides à haut rendement ont pu être mises au point, notamment dans les années 1950, et cultivées dans des vastes clairières. Le président ivoirien Houphouët-Boigny, en phase avec les colons, avait alors changé les règles du foncier en vigueur en Afrique tropicale: «la terre appartient à celui qui la met en valeur». Après l’indépendance, l’euphorie du marché mondial et ses prix régulés et rémunérateurs ont contribué à défricher la forêt à tout va. D’autant que les essences tropicales de bois étaient recherchées aussi dans les pays riches.

Aujourd’hui? La science agronomique a fait sortir les cacaoyers de la forêt. Devenus hybrides et produisant une tonne, voire plus, de fèves par hectare, ils sont épuisés au terme d’un cycle de vingt ans, attaqués par les mirides (punaises) et la pourriture brune, victimes d’un virus, le swollen shoot, que les fongicides et insecticides ne parviennent plus à éradiquer. Plutôt que de changer de pratiques (car le marché mondial est boulimique), les sociétés d’exploitation abandonnent ces cacaoyères malades pour de nouvelles, gagnées par de nouveaux défrichements qui atteignent désormais le Liberia.

Le massacre de la forêt en Côte d’Ivoire © L’anticapitaliste

Cet extractivisme agricole climaticide s’applique aussi au soja, qui nourrit les volailles et le bétail en général, en Europe, et à l’huile de palme, une destruction mieux documentée et pour laquelle des actions sont engagées. Mais pour le chocolat, tout reste à faire. Les sécheresses et les inondations se succèdent, toutes aussi brutales les unes que les autres, diminuant les volumes de production des cacaoyères attaquées par la pourriture brune.

La solution? L’agroforesterie, comme au Sri Lanka qui a lancé le concept de forêt analogue, est désormais financée par la FAO et le ministère de l’Environnement de Côte d’Ivoire, depuis 2020. L’ambition de restaurer des zones déboisées toucherait 500 000 hectares de cette nouvelle «agroforêt». Pour le foncier? Un quart de la surface serait réservé aux producteurs de cacao, le reste dédié à l’hévéaculture, l’huile de palme, l’agriculture vivrière, le tout dans des concessions cédées au privé pour quarante ans. En échange d’un reboisement du territoire.

Est-ce bien sérieux de confier aux multinationales qui ont une occasion rêvée de pratiquer le greenwashing car elles n’abandonneront pas de sitôt les produits phytosanitaires? Est-ce bien sérieux de confier la replantation de la forêt sans contrôle, ni évaluation sur le terrain? De leur donner des «crédits carbone»?

Près d’une vingtaine de coopératives des pays producteurs de cacao ont déjà adopté l’agroforesterie, consistant à éviter les monocultures, densifier les forêts et en multiplier les usages sur un mode moins brutal que la mécanisation à outrance. Des enquêtes auprès de Commerce équitable France montrent que les plans de cacaoyers survivent beaucoup mieux en polyculture qu’en monoculture où la mortalité des arbres est catastrophique, pouvant atteindre le tiers des plantations. L’Union européenne finance des projets comme Cocoa4Future en intégrant les nouvelles données du changement climatique, qui impose une diversification maximale des végétaux (fruits, plantes médicinales). Il reste le swollen shoot à maîtriser par des barrières de caféiers stoppant l’avancée du virus par les cochenilles.

Reste la question du marché mondial. Contrairement à ce qu’annoncent en grand renfort de pub les multinationales, le commerce reste inéquitable et les producteurs locaux sont contraints de rechercher de nouvelles terres fertiles par défrichement. Avec la traçabilité, la solution serait de taxer le cacao qui déforeste et encourager les producteurs vertueux[2]. Dans un an (fin 2024), l’Union européenne devrait interdire les produits «associés à la déforestation et à la dégradation des forêts». Mais comme on ne prend pas en compte ce qui a été déforesté avant le 31 décembre 2020, la mesure peut faire long feu. Pour ne rien arranger, la définition d’une forêt varie d’un pays à l’autre: pour la FAO et l’Union européenne, c’est 10% de couvert forestier sur au moins 0,5 ha, mais pour les autres? Et pour les milliers de petits paysans, qui va tracer leur production, sans quoi ils ne pourront accéder au marché européen?

En attendant, pour apaiser nos consciences, le mieux est d’être exigeants sur les labels et de ne pas encourager les productions de masse. Un lecteur du blog (que je remercie en passant) propose qu’on privilégie le chocolat noir, les chocolatiers artisanaux qui, souvent, en plus de la déforestation, font attention aux conditions sociales (des cabosses ramassées par des enfants) «entrant dans la composition du chocolat industriel et tous ceux vendus en grandes surfaces», fabriqués avec de l’huile de palme (provoquant la déforestation aussi, en Asie) qui remplace le beurre de cacao. «Ces chocolats provenant de chez Nestlé, Ferrero, Mondelez et autres sont de véritables fléaux.» On paie plus? On en mange moins!


[1] Source : France nature environnement

[2] Cacaoculture agrofrestière en Afrique (Cirad, 2020)


Gilles Fumey, Douceurs et amertumes du chocolat de Suisse et d’ailleurs, Éditions d’en bas, 2020.


Sur le blog

«Sri Lanka (4/5): Un pays dévasté par le thé» (Gilles Fumey)

«Comment nous dévorons la forêt tropicale» (Gilles Fumey)


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3 réflexions au sujet de « Le goût amer du chocolat »

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  3. Merci pour cet article propre à remettre en question mon addiction et à bousculer mes croyances. Dépenser plus ou consommer moins, belle conclusion. J’ai découvert ce passionnant blog après avoir écouté Renaud Duterme dans « La terre au carré » ce 27/02.

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