
Sublimes témoignages que ces peintures de la Champagne, au-dessus des fronts de guerre, qu’on doit à un aquarelliste, André des Gachons, qui va contribuer à la construction de la météo contemporaine. (Gilles Fumey)
Le temps de commémoration de la « Grande Guerre » est passé mais la mémoire ne passera pas. Car des témoignages toujours aussi poignants arrivent, au gré des fouilles des chercheurs, tels la climatologue Martine Tabeaud et son complice, géographe comme elle, Xavier Browaeys, qui ont formé des dizaines de promotions de géographes à Paris-1. Les voici qui découvrent dans les archives de Météo France des peintures d’André des Gachons (1871-1951), aquarelliste et météorologiste à ses heures, vivant dans ce que les géographes appelaient à l’époque la « Champagne pouilleuse », ou plus scientifiquement crayeuse, vaste dépression sans obstacle où le front va se stabiliser, notamment dans les fameuses tranchées.
Un butin exceptionnel
Remontant à Mantegna, qui peint les premiers ciels au milieu du 15e siècle, Martine Tabeaud et Xavier Browaeys situent la passion des horizons célestes dans le temps long de l’art occidental dont Vermeer, Constable, Delacroix, Boudin, avec cette particularité pour André des Gachons de se coller aux ciels de sa région de manière « obsessionnelle ». Fils de hobereaux de La Chaussée-sur-Marne, réformé pour tuberculose, « correspondant bénévole » des services météo de l’administration civile, André fait des relevés quotidiens, jusqu’à sa mort en 1951 ! Des relevés archivés aux services météorologiques civils parisiens qui comptent, surprise, 9600 aquarelles météo, 266 études journalières (entre 1915 et 1918). Un butin exceptionnel qui livre un des décors célestes de la Grande Guerre, à deux pas du front, mais des paysages surtout orientés vers l’ouest (et non côté guerre), non pour témoigner mais pour « la science de la prévision du temps du lendemain ».

Techniquement, il opte pour l’aquarelle qui lui sert « à peindre en plein air et sur le motif », une technique « adaptée à la saisie de l’éphémère et des espaces lumineux », notamment entre 14h et 18h, voire souvent après 17h. Pression, température, nébulosité, vitesse et direction du vent sont notées à gauche de l’aquarelle, après les guerres. Les documents sont classés, certains publiés par les Guides bleus (Hachette).
Le ciel pour comprendre
« Humbles sujets du ciel et de la terre » (Pessoa), les soldats exposés aux violences des combats tentent de connaître le temps qu’il va faire, les saisons se suivant sans se ressembler. Il est probable que les combattants n’aient pas été renseignés mais l’état-major profite d’un tout nouveau service météo créé en 1878 et opérationnel en 1914. La prévision n’est pas encore au point, les données fournies par des bénévoles de l’Instruction publique (instits, élèves, parents) sont insuffisantes (1537 postes lorsque la guerre commence, mais 2000 militaires étaient recrutés en 1918, certains venant de l’X pour perfectionner les appareils de mesure). Des aérostiers complètent le dispositif, notamment avec des ballons, puis des aviateurs plus ou moins bien équipés. Si bien que les cartes, comme celles de 1916, à l’échelle de l’Europe, préfigurent celles que nous avons eues longtemps au 20e siècle.
Martine Tabeaud et Xavier Browaeys reprennent l’ensemble des archives, croisent les données, établissent des types de temps à partir des types de ciel : ce qui est le temps attendu et ce qui est extraordinaire pour la saison. André des Gachons peint tout type de ciel, y compris les orages craints par les aérostiers et les éclairs dont les décharges atteignent plusieurs millions de volts. Les aquarelles sont confrontées à d’autres documents (photos, vues aériennes, plans, reportages de guerre, carnets de soldats, poèmes d’Apollinaire…). Avec des documents saisissants, comme cette échappée d’aérostiers d’un ballon en flammes.

Les saisons dans les aquarelles
Chaque saison, du printemps à l’hiver, est résumée sur les cinq ans de la guerre. Soleil, eau, froid… tout est passé par le filtre de nos deux géographes : pluies torrentielles, tempêtes de neige, tornades, froid et gel, jusqu’aux bourrasques, trains de giboulée, grains et ouragans… On parvient à reconstituer une météo générale des saisons, par exemple, les deux premiers hivers doux et humides contrastant avec les deux suivants aux froids sibériens (jusqu’à moins 25°C). Les aquarelles donnent à voir des villages et des forêts sous la neige, avec son cortège de malheurs pour les soldats des tranchées, mais aussi pour les artilleurs empêchés dans leurs tâches par la neige soufflée lors des canonnades dont profitent les aviateurs allemands… Le printemps apporte les giboulées, éclaire les ciels mais le vent complique la tâche des aviateurs ignorant ascendances et subsidences. L’été est le temps des vagues de chaleur, imposant de trouver de l’eau potable. L’automne rafraîchit le temps, les brouillards et les pluies sapent le moral, les poilus s’embourbent, les aviateurs ont peu de fenêtres pour sortir.
Enfin, la troisième dimension conquise par André des Gachons, tant désirée par les militaires, est aussi celle qui va contribuer à améliorer les prévisions météo. Elle permet aussi de comprendre les paysages terrestres, notamment ceux de la très consistante iconographie en noir et blanc. En filigrane, l’œuvre d’André des Gachons apporte sa pierre à la construction scientifique de la météorologie du lendemain. Son école du dessin qu’il créé chez lui pour enseigner le dessin à des jeunes artistes apporte de quoi écrire la sensibilité aux ciels, y compris mystique. Citons la conclusion de ce merveilleux livre de Martine Tabeaud et Xavier Browaeys, rendant hommage à Apollinaire [1] :
« O ciel, vétéran vêtu de défroques,
Après cinq mille ans tu nous sers encor,
Les nuages sont les trous de tes loques,
Le grand soleil est ta médaille d’or !
Contemplant toujours les mondes baroques,
N’es-tu pas lassé du banal décor ? »
À ce doute poétique, André des Gachons apporte une réponse artistique et scientifique. Ses merveilleux paysages célestes sont en même temps un enchantement pour l’œil et un matériau pour l’esprit.
[1] « Au ciel », 1896, dans Poèmes inédits, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1956.
Martine Tabeaud & Xavier Browaeys, Les Ciels de la Grande Guerre, Sorbonne Université Presses, 2022.
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