Gustave Courbet, le peintre qui fait penser les pierres

Gustave Courbet, Autoportrait
Autoportrait. Le Désespéré, Gustave Courbet, 1843, coll. privée.

Le 10 juin 1819 naissait à Ornans (Doubs), Gustave Courbet, un peintre très géographique, attaché à sa région franc-comtoise. Y puisant son inspiration dans les bois, la faune et la vie quotidienne des villages. Avec Cézanne, il fut un peintre fasciné par le calcaire à une époque où la géologie était en plein essor. Examen d’une passion peu ordinaire. (Gilles Fumey)

« J’aime les choses telles qu’elles sont, et je fais tourner chacune d’elles à mon profit. […] Il y a des gens qui détestent les chiens : pourquoi ? Moi, je les juge à leur valeur ; je reconnais à tout être sa fonction naturelle : je lui donne une signification juste dans mes tableaux ; je fais même penser les pierres. » (Courbet, Ecrits, propos et témoignages)

Cette citation ravirait Philippe Descola qui pense par-delà nature et culture. Elle exprime ce qui, au siècle de Courbet, surgissait comme question sur la connaissance du monde. Les théories plutoniennes de la formation de la Terre venaient d’être acceptées et la géologie s’installait en tant que science dans les années 1830. La minéralogie s’enrichissait des prospections menées par les États pour l’approvisionnement en ressources destinées aux nouvelles industries. Des débats scientifiques et techniques qui concernent les artistes.

Comme l’écrit Alexandre de Humboldt dans Cosmos, la science ne progresse pas sans l’art. Les peintures de paysages alors en vogue, et ceux jalonnés de rochers et de vagues, de forêts et de neige jouent le même rôle que celui du microscope dans la connaissance de l’infiniment petit. Elles aiguillonnent les chercheurs et, en même temps, situent leurs recherches dans le vaste corpus du savoir de l’époque.

L’obsession paysagère de Courbet peignant les gours, les rivières, les littoraux, les falaises et les grands entablements calcaires des canyons jurassiens relève d’une quête de géographie littéralement physique en vogue à l’époque. Courbet se lie d’amitié avec le géologue jurassien Jules Marcou, né à Salins, au moment où il entame une série de paysages dont La source de la Loue, La grotte Sarrasine, La Roche pourrie ou le Gour de Conches. À voir avec quel soin Courbet veut rendre au pinceau et au couteau la matière calcaire qui fascinera quelques décennies plus tard Cézanne devant la Sainte-Victoire, on se demande comment ces peintures sur le motif agissent comme un « œil ». Ingres aime à parler ainsi de Courbet qu’il ne voit pas comme un « peintre d’idées ». Un compliment pour le peintre d’Ornans qui, comme Zola, refuse l’idée que la peinture délivrerait un message.

Les Casseurs de pierre
Les casseurs de pierre, 1849, Dresde, Staatliche Kunstsammlungen (tableau disparu pendant le bombardement d’avril 1945).

Cet avertissement est d’autant plus étonnant que Proudhon a surinterprété les Casseurs de pierres vuscomme une toile socialiste. Non pas que Courbet soit insensible à la condition de ces hommes agenouillés pour une tâche ingrate et pénible. Mais il se veut l’anti-Poussin, il refuse le paysage comme une fuite, il ne veut aucune ligne qui permettrait de s’échapper de cette scène brute et silencieuse, où la résistance du calcaire est éprouvée par les ouvriers à la tâche. Il donne à voir la roche parce qu’il la peint. Comme il se donne à voir dans les autoportraits où il explore sa personnalité. Cette quête de soi, Courbet la mène dans le pays d’Ornans qui lui offre des entablements calcaires monumentaux, des replats, des failles comme une métaphore de la vie qu’il mène, une série de ruptures, une vie baroque de révolte, de provocation, de puissance, d’égotisme.

Courbet, géologue et stratigraphe

À l’instar des Inuits qui ont mille manières de décrire la neige, Courbet se révèle un virtuose du calcaire et il en épuise les fonctions physiques et symboliques. Sur L’Enterrement à Ornans (1849-1850), la corniche joue comme le rôle d’une pierre tombale. Dans La Roche pourrie, étude géologique, ilfait explicitement référence à la géomorphologie et la tectonique, le basculement du rocher, à l’instar de la Sainte-Victoire pointée dans le ciel d’Aix, donnant une tonalité dramatique à cet accident géologique. Cette toile est une commande du géopaléontologiste Marcou, fasciné par les particularismes ferreux de cette grande table blanche faillée et qu’un pont relie au reste du paysage pour en donner l’échelle. Point de perspective ici, mais expérience sensorielle et poétique d’une nature brute. La cassure plonge la matière dans un chaos à des échelles de temps géomorphologiques qui alimentent la fascination qu’exerce ce paysage du calcaire.

La Roche pourrie
La Roche pourrie, étude géologique, et son petit pont (en haut à gauche), 1864, Salins-les-Bains, musée Max Claudet, déposé au musée de Dole.

Les onze Source de la Loue vont plus loin que les évocations du sublime chez Hubert Robert, James Ward ou Francis Nicholson. Courbet écrivit sur un carnet un poème à ses tableaux : « Va, bondis, ô ma Loue ! à travers leurs entraves / Et n’imite jamais ces rivières esclaves / Que les hommes, flairant partout un lucre vil / Alignent au cordeau de leur code civil. »

Source de la Loue
Source de la Loue, 1863-1864, Kunsthaus, Zurich. Ou comment le calcaire de la source de la Loue peut constituer une véritable chair pour le tableau L’origine du Monde.

Revendication politique radicale, la peinture de cette spectaculaire source vauclusienne est bien plus qu’une peinture des profondeurs et des origines. Le motif de Courbet n’est qu’eau et roche, fondues dans une monumentalité qui rappelle le magnétisme de la montagne chez le Suisse Caspar Wolf. Mais c’est un motif irréductible au pittoresque, foncièrement énigmatique où Courbet peint comme on sculpte une pierre, libérant le motif de l’emprise du réel.

Courbet, peintre du terroir calcaire

Avec près des deux tiers de ses toiles dans le genre paysager, Courbet est une référence essentielle de notre histoire du regard sur le monde entre Delacroix et les impressionnistes. Peintre de la mer à Montpellier et en Normandie, de la forêt à Fontainebleau et en Saintonge, c’est surtout un peintre du terroir franc-comtois, d’un tout petit périmètre sur le premier plateau jurassien entaillé par la Loue. Bien que Parisien pour l’essentiel de sa vie, Courbet n’a pas peint la capitale. Il revenait souvent chercher un motif autobiographique dans la géologie de son pays qui le fascinait. Il y percevait une singularité qui nourrissait sa soif d’indépendance et de liberté.

Peintre prolifique (avec plus de mille peintures et dessins), Courbet – comme Cézanne, plus tard, en Provence – est plus que le géographe lyrique d’un lieu, fût-il riche en motifs. Avec Géricault et son Radeau de la méduse, il se veut un révolutionnaire de l’esthétique paysagère au moment où la photographie est en train de construire un nouveau regard sur le monde. Dans les sortilèges d’une nature qui l’ensorcelle, Courbet se donne à voir comme un exégète de son époque qu’il installe au cœur même de ses toiles. Et puisque la géologie est la science qui fascine les scientifiques d’alors, elle y sera au titre des quêtes qu’il mène sur le monde et, au premier chef, de son pays natal.

Texte initialiement publié en juin 2019 sur le site de Libération.


Pour aller plus loin

Courbet, outre-monde (Christian Perret)


Agenda

Conférence de Gilles Fumey à Ornans le 5 février 2022 (« La mise en scène paysagère de la Franche-Comté par Gustave Courbet »)


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2 réflexions au sujet de « Gustave Courbet, le peintre qui fait penser les pierres »

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