
Enseignant-chercheur à Nantes et spécialiste de géographie électorale, Jean Rivière revient sur les résultats de la présidentielle 2022 et leurs manifestations spatiales. Il fournit des clés sociologiques et géographiques pour comprendre la reconfiguration de la droite, le succès de la gauche dans les banlieues populaires et ceux de l’extrême droite dans les espaces périurbains et ruraux. (Manouk Borzakian)
Géographies en mouvement – Les résultats du premier tour indiquent, par son évolution sociogéographique (progression dans les quartiers bourgeois) et démographique (score élevé chez les retraités), une droitisation du vote Macron. Peut-on dire qu’Emmanuel Macron témoigne d’une reconfiguration de la droite française ?
Ce qu’on voit à l’échelle des villes, c’est premièrement la droitisation de la géographie et de la sociologie de LREM.
Jean Rivière – À la dernière élection, celle de 2017, on avait l’arrivée de la République en marche dans le champ, avec surtout pour objectif de dynamiter le centre-gauche. En 2022, c’est à droite qu’ont lieu les plus gros changements dans la géographie électorale, qui traduisent des évolutions en matière de sociologie des groupes mobilisés pour tel ou tel candidat. Ce qu’on voit à l’échelle des villes, et que j’ai pu montrer à Nantes, ce sont des transformations importantes à droite, de deux ordres.
Premièrement, la droitisation de la géographie et de la sociologie de LREM. La carte de Macron en 2017, n’était pas une carte connue : elle allait piocher dans des quartiers intermédiaires de différents types. Mais là, en 2022, c’est très net, la carte d’Emmanuel Macron est quasiment décalquée sur celle de François Fillon en 2017, qui elle-même renvoyait au vote de Sarkozy de 2012. Pour faire le lien avec ce que j’ai montré dans mon livre, cette droitisation de LREM ne date pas de 2022, mais plus exactement de 2019. À Nantes, alors qu’en 2017 il y a cette géographie très intermédiaire du vote Macron, dès 2019 on voit la liste LREM-Modem conduite par Nathalie Loiseau pour les européennes s’aligner sur celle de Fillon 2017. Cette droitisation, déjà visible au moment des européennes, mais dans le contexte d’une abstention très élevée, s’est confirmée à la présidentielle 2022 avec une abstention plus faible.

Deuxièmement, sur la base du vote Fillon 2017, on observe plusieurs recompositions de la droite : les cartes Pécresse 2022, Macron 2022 et Zemmour 2022 se ressemblent beaucoup. À Nantes, les scores les plus élevés de Zemmour sont dans les quartiers bourgeois les plus riches de la métropole. Et Pécresse, c’est la même géographie. Si on calculait une corrélation, elle serait probablement identique, sauf qu’on est à des niveaux très bas. Tout ça dit les transformations importantes en cours à droite.
GEM – À gauche, Jean-Luc Mélenchon a fortement progressé dans les banlieues populaires et, dans une moindre mesure, dans les centres-villes. Comment l’expliquer ? Peut-on considérer que le candidat de la France insoumise est parvenu à recréer un bloc de gauche correspondant peu ou prou à ce qu’il était il y a une trentaine d’années ?
La géographie du vote Mélenchon correspond d’abord à une coalition électorale interclassiste.
JR – Dans les géographies qui ont bougé, je dirais que c’est d’abord celles des droites que je viens d’évoquer qui ont bougé de manière spectaculaire. Celle de Mélenchon a évolué mais sur des bases qui étaient déjà posées en 2017 et qui n’ont pas été fondamentalement transformées. C’est d’abord une coalition électorale interclassiste, probablement la plus interclassiste si on regarde les données par catégories socioprofessionnelles fournies par les instituts de sondages.
Dans les villes, deux grands pôles se dessinent. Le premier, déjà très présent en 2017, ce sont les quartiers de la gauche urbaine très diplômée, notamment dans les métropoles universitaires – c’est par exemple extrêmement net autour de l’Île de Nantes et de ses périphéries gentrifiées. Ce sont aussi des quartiers on l’on trouve le plus de jeunes de 18-24 et 25-39 ans : la composante démographique est un élément important de ce scrutin, à la fois du côté des retraités – qui ne sont certes pas un bloc homogène – et de leur fort soutien à Macron et à la fois du côté des jeunes adultes autour de Mélenchon. Dans les quartiers jeunes, avec des hauts niveaux de diplômes, qui plus est dans des grandes métropoles universitaires, Mélenchon fait des scores énormes : 39% des exprimés à Grenoble, 41% à Montpellier, 33% à Nantes, 36% à Rennes… Donc en 2022 il consolide ces bases-là, acquises en 2017.
Et il y a la question, assez différente, des quartiers populaires, où Mélenchon était déjà fort en 2017. Il faut d’abord insister, dans ces quartiers, sur la non-inscription et l’abstention. Ce qui soulève des enjeux intéressants de méthodologie : j’ai fait la carte de Mélenchon sur les inscrits et celle sur les exprimés. Je travaille toujours sur les inscrits : si on veut faire de la sociologie ou de la géographie électorale, pour articuler ça aux inégalités, il faut regarder l’ensemble de la population. En regardant les cartes avec les inscrits, dans les quartiers populaires de grands ensembles, les scores de Mélenchon sont un peu plus élevés que la moyenne, mais ils ne se distinguent pas trop sur les cartes car ils y sont écrasés par les forts taux d’abstention. En revanche, quand on regarde la carte sur les exprimés, là c’est spectaculaire, ses scores atteignent le même niveau, voire dépassent ceux des quartiers gentrifiés, jeunes, etc. En Île-de-France, toute l’ancienne banlieue rouge est redessinée et les scores du Parti communiste sont très bas.
Pour comprendre ces votes, on peut rappeler à titre de pistes explicatives, que outre les questions de redistribution sociale (hausse du SMIC, volonté de réduire les inégalités, etc.), Mélenchon est le seul candidat qui n’est pas allé à la manifestation à l’Assemblée nationale organisée par le syndicat policier Alliance, c’est le seul qui parle de violences policières structurelles, le seul qui parle de racisme d’État, et le seul qui est allé à la manifestation contre l’islamophobie, ce qui lui a été suffisamment reproché. Donc il s’est passé quelque chose dans les quartiers populaires de grands ensembles. Et dans le contexte d’une campagne très faible, dominée par le Covid, puis par l’Ukraine, l’abstention n’est pas si élevée au regard du profil populaire de ces quartiers. Et là il n’est pas du tout question d’un vote utile. C’est un vote de certaines fractions des classes populaires racisées. Il y aura l’enjeu de transformer l’essai aux législatives, en présentant des candidats issus de ces quartiers, comme l’a longtemps fait le Parti communiste en présentant des ouvriers, pour avoir une Assemblée nationale avec un peu de diversité – il y a par exemple comme candidate une des ouvrières mobilisées dans la victoire contre l’hôtel Ibis-Batignolles ou comme candidat à Vénissieux le journaliste Taha Bouhafs. C’est d’autant plus un enjeu qu’il faut maintenir cet électorat populaire mobilisé, car c’est celui qui risque le plus s’abstenir – je pense que c’est à ça que sert la stratégie consistant à présenter les législatives comme le troisième tour de la présidentielle.
GEM – Marine Le Pen est bien représentée dans les communes rurales et périurbaines, à l’inverse exact de Mélenchon. Comment expliquer cette constante ? Le type d’habitat (pavillons, grands ensembles, immeubles bourgeois…) peut-il influencer le vote ? Ou bien cette approche risque-t-elle de verser dans une forme de spatialisme, en ignorant les différences sociologiques, économiques et politiques entre communes périphériques ?

JR – Pour faire la transition avec Mélenchon, on peut dire qu’avec votre question on voit combien les classes populaires sont plurielles, éclatées. J’ai beaucoup aimé le livre Vote populaire, du collectif Focale, qui présente deux enquêtes par questionnaire à la sortie de urnes à Méricourt, dans le bassin minier du Pas-de-Calais, et à Villeneuve-Saint-Georges, à l’est de Paris. Si on laisse de côté l’abstention, principal comportement électoral des classes populaires, il y a deux pôles : un pôle de gauche radicale et un pôle d’extrême droite. La principale ligne de fracture pour comprendre les alignements des classes populaires vers l’un ou vers l’autre n’est pas géographique – même si elle est liée au contexte des espaces dans lesquels évoluent les groupes, avec des rapports de force différents. Le livre de ce collectif montre que pour les populations ayant fait l’expérience de la discrimination liée à la couleur de peau et au « déni de francité », plutôt dans des positions professionnelles subalternes, le vote Mélenchon est très fort. Alors que les fractions hautes des classes populaires, ce que des collègues sociologues appellent la France des « petits moyens » ou les « classes populaires respectables », dont parle notamment Violaine Girard, apportent un fort soutien au RN. Comme l’explique Benoît Coquard, pour ces fractions des classes populaires, être de droite ou d’extrême droite, c’est être du côté des gens bien, pas des « assistés » ou des « cassos ». Un autre élément concerne le contexte professionnel, les secteurs d’activité, la taille des entreprises : quand on est dans des lieux de tradition communiste, qu’il reste des organisations syndicales, qu’on a des statuts plus protégés, le vote de gauche est plus fort. Les classes populaires, parce qu’elles sont fragmentées, mais aussi parce que la gauche dite « de gouvernement », et notamment le Parti Socialiste, les a abandonnées depuis trente ans, se sont structurellement tournées vers l’extrême droite. Si le vote RN est élevé dans le rural et le périurbain, on voit bien que c’est lié à des effets de composition sociale et pas de gradient d’urbanité.

GEM – Que dire de la catégorie géographique « périurbain », souvent mobilisée à propos du vote d’extrême droite, mais dont des études fines permettent de montrer la complexité et la diversité. La tension centre-périphérie – et le fameux « gradient d’urbanité » cher à Jacques Lévy – relève-t-elle d’une lecture binaire et réductrice de l’espace autant que des comportements électoraux ?
Dans la géographie électorale de la France, il y a un double clivage : un premier lié à des oppositions régionales et un second lié à la position vis-à-vis des centres métropolitains.
JR – Souvent, dans la géographie électorale de la France, il y a un double clivage : un premier lié à des oppositions régionales et un second lié à la position vis-à-vis des centres métropolitains. Quand on fait les cartes de comportements électoraux, on observe un contraste entre les centres urbains et les couronnes plus ou moins éloignées, jusqu’aux mondes ruraux, sur un modèle centre-périphérie. Depuis une vingtaine d’années, Jacques Lévy fait tout pour analyser ces différences de vote en termes de gradient d’urbanité, en étant d’ailleurs pas toujours très clair sur ce qu’est l’urbanité – il explique ça avec un mélange de densité et de diversité. C’est une position finalement assez spatialiste, puisque ce serait le fait d’être dans un gradient d’urbanité donné, en lui-même, qui serait explicatif du vote, avec en plus une vision extrêmement normative. En fait c’est surtout un discours politique qui n’a pas grand-chose à voir avec une analyse de sciences sociales un tant soit peu sérieuse, et ce discours donne surtout à voir un ethnocentrisme de classe. On voit bien qu’il y a un forçage des données empiriques, aussi peu présentes soient-elles, pour que les catégorisations utilisées rentrent dans son cadre théorique préétabli. Il n’y a pas grand monde convaincu par son approche dans les études urbaines, et elle a d’ailleurs encore été invalidée empiriquement ces derniers jours par l’économiste Olivier Bouba-Olga, qui montre bien que les différences de vote entre centres urbains et mondes ruraux s’expliquent essentiellement par des différences de composition sociale, ce que Jacques Lévy refuse de voir par dogmatisme.
Comme vous l’aurez compris, je n’utilise donc pas ce schème explicatif des gradients d’urbanité ! Pour moi, ce sont des effets de composition sociale : il suffit de faire la carte des cadres ou des groupes ouvriers pour se rendre compte qu’il y a cette même géographie centre-périphérie. C’est lié aux transformations du capitalisme contemporain. En tant que géographe, c’est très intéressant : il y a un gradient centre-périphérie très puissant dans plusieurs votes, mais ce gradient correspond à une inégale répartition des catégories socioprofessionnelles, en lien avec les spécialisations économiques des villes et, a contrario, avec les localisations d’ouvriers de plus en plus présents dans la logistique plutôt que dans l’industrie, qu’on va retrouver dans les mondes ruraux ou périurbains. On partage un certain nombre de constats, mais la question est : quels schèmes explicatifs sont mis en avant ?

GEM – Si l’on revient à l’extrême droite, Le Pen a récolté beaucoup de suffrages sur la Côte d’Azur et dans la basse vallée du Rhône, avec ce qui ressemble à un ancrage régional. On imagine que les explications ne sont pas les mêmes qu’avant : faut-il y voir un effet d’offre politique dans d’anciens bastions du Front national, un « effet de voisinage », l’histoire de ces régions ?
JR – Comme géographe, il faut faire attention à ne pas non plus essentialiser les effets « régionaux », comme les localisations urbaines ou rurales que je viens d’évoquer. Ces effets régionaux sont déjà aussi des effets de composition sociale : des histoires industrielles, des spécialisations économiques, d’échanges, des histoires de géographie économique de la France depuis plusieurs décennies, qui ont induit certains peuplements. S’ajoute à cela – voir par exemple le vote Macron, qui s’est construit dans la trame du vote Bayrou, un vote démocrate-chrétien dans la France de l’ouest – des facteurs un peu à la Siegfried, c’est-à-dire le degré d’influence du catholicisme, mais aussi des zones dans lesquelles se sont réfugiés des protestants à certains moments de l’histoire de France, la géographie des fidèles de l’islam, etc.
Il faut rappeler que les choix électoraux, comme tous les types de choix sociaux, expriment des goûts de classe, des visions du monde. Et ces morales de classe ont une dimension spatiale, par exemple le choix de faire construire un pavillon à soi parce que le neuf c’est bien, qu’on y fait ce qu’on veut. C’est aussi une morale de classe de considérer qu’on ne se voit vivre que dans espace central, ancien, gentrifié, avec des modes de transport « doux ». Cela permet de montrer qu’il y a bien une dimension spatiale, mais on n’a pas besoin d’appeler ça urbanité pour le comprendre.
Je reviens aux régions, qui sont donc des effets de composition sociale, mais aussi des effets démographiques : cette France du nord-est où il y a beaucoup de vote Le Pen, c’est aussi une France jeune et plus ouvrière. Et puis, les retraités de la Côte d’Azur, ce sont des retraités plutôt aisés, c’est aussi là où il y a eu des migrations de Pieds-noirs ou de rapatriés d’Algérie…
Et l’ancienneté de l’implantation de l’offre est importante, c’est un vote qui s’est ancré depuis maintenant une trentaine d’années, sans forcément qu’il y ait des « bastions » au sens institutionnel : il y a quelques mairies, mais aucun conseil départemental, aucune région – et d’ailleurs, à Perpignan, on a voté massivement pour Mélenchon dans certains quartiers.
On a vraiment deux extrêmes droites, dont une correspondant à une radicalisation de la bourgeoisie des beaux quartiers.
GEM – Toujours à propos de l’extrême droite, le vote Zemmour, que vous avez évoqué rapidement à propos de la reconfiguration de la droite, suit une géographie très différente de celle de Le Pen.
JR – Oui, on a vraiment deux extrêmes droites, dont une correspondant à une radicalisation de la bourgeoisie des beaux quartiers, qui recoupe par exemple les paroisses traditionalistes urbaines. À Paris, il réalise des scores très élevés dans le 7e arrondissement, dans le 8e, dans le 16e. Cela rappelle la géographie du vote Le Pen (père) dans les années 1980. Nonna Mayer, spécialiste de l’extrême droite en France, a écrit un article en 1987, « De Passy à Barbès : deux visages du vote Le Pen à Paris ». Dans les années 1970-1980, ce sont des fractions traditionalistes de la bourgeoisie, par exemple dans le 16e arrondissement de Paris, qui votent à l’extrême droite. Puis, progressivement le vote FN va prendre une tournure plus populaire, que dit bien l’expression de basculement de Passy à Barbès.

On a donc bien les soutiens de Le Pen d’un côté, avec leur géographie et leur sociologie très populaires, et de l’autre les soutiens des classes supérieures à Zemmour. Sur la carte du vote Zemmour que j’ai faite rapidement pour accompagner la parution d’un article du Bondy Blog, on a vraiment Neuilly-sur-Seine, les communes des Hauts-de-Seine et des Yvelines, mais aussi Saint-Malo-Dinard, le golfe du Morbihan, Deauville-Trouville et tout le littoral des Alpes Maritimes.
GEM – Avec des données disponibles et des logiciels de cartographie de plus en plus accessibles, on voit fleurir des cartes à chaque échéance électorale. Sans nécessairement critiquer cet engouement – dont les limites étaient signalées dès 2017 –, arriveriez-vous à résumer le travail d’un géographe ou d’un sociologue travaillant sur le fait électoral, à raconter ce qui se passe dans les cuisines de la géographie électorale ? Autrement dit, à expliquer ce qu’apportent ces travaux à notre compréhension du fait électoral ?
Pour désessentialiser le vote des urbains et des urbains centraux, j’ai voulu mettre l’accent sur l’hétérogénéité électorale des grandes villes.
JR – La première chose qu’on doit se demander quand on fait de la géographie électorale, qui est une question habituelle plus largement en géographie, c’est la question de la maille, l’espace d’agrégation géographique, l’échelle à laquelle on va structurer les données. Historiquement, le ministère de l’intérieur donnait des données à l’échelle des départements, puis au fil du temps on a eu accès aux cantons, puis aux données par commune au début des années 2000. Depuis quelques années, on a accès à l’échelle la plus fine, celle des bureaux de vote. Il y a environ 70 000 bureaux de vote en France, environ 30 000 communes ont un seul bureau et les 5 000 restantes, les plus grandes, sont elles-mêmes séparées en environ 35 à 40 000 bureaux. La deuxième chose, pour faire une géographie électorale qui ne se limite pas à comparer visuellement des cartes ou à les commenter par rapport à des schèmes préétablis dont on a parlé, c’est de trouver des données (avec les nomenclatures les plus fines possibles), notamment de la statistique publique, qui décrivent le profil sociologique de ces zones.
Dans mon livre, pour désessentialiser le vote des urbains et des urbains centraux, j’ai voulu mettre l’accent sur l’hétérogénéité électorale des grandes villes. Pour ça, on s’est attaché à construire, au sein d’un programme de recherche qui s’appelait Cartelec et dans lequel j’étais postdoctorant, un fond électoral des grandes villes françaises. C’est incroyable de se rendre compte, dans un État aussi centralisé que la France, que le ministère de l’Intérieur donne un fichier avec les résultats des 70 000 bureaux de vote, mais sans le fond de carte qui va avec. Parce que ce découpage est du domaine de compétence des mairies : ce ne sont pas des circonscriptions législatives, sur lesquelles il y aurait des enjeux de découpages qui pèseraient sur les résultats, et la seule consigne pour le découpage des bureaux de vote est qu’ils doivent faciliter les opérations matérielles de vote – en gros : limiter les files d’attente. Et en général il y a entre 800 et 1 200 inscrits par bureau.
Pour mes travaux dans les semaines qui viennent, à l’échelle de la France entière, se pose aussi la question de la maille. Il y a beaucoup de cartes maintenant accessibles à l’échelle des communes, mais on s’aperçoit que l’échelle communale, comme il y a en France beaucoup de petites communes, apporte beaucoup de variance, mais de la mauvaise variance, surtout sur les données sociologiques. J’ai construit une base de données à l’échelle française en prenant comme maille de référence les pseudo-cantons INSEE : dans les grandes métropoles, la commune centre correspond à un canton et autour les cantons réunissent parfois deux ou trois communes. Il y en a environ 3 000 en France et c’est une maille intéressante car elle permet de lire le gradient entre centres métropolitains et mondes ruraux, elle permet de lire les oppositions régionales, mais avec suffisamment de finesse, et surtout elle autorise, quand on utilise les données de la statistique publique, l’accès à des nomenclatures fines. Et ça me semble être un bon compromis pour décrire la géographie de la France. Une deuxième étape sera de changer d’échelle en se centrant sur les villes centres pour les résultats de 2022, comme je l’ai fait dans mon livre pour les scrutins antérieurs.
J’ai fait le choix de me baser sur une approche très quantitative parce que je pense que, dans les luttes internes dans le champ études électorales, il ne faut pas laisser les approches quantitatives à un certain nombre de laboratoires ou d’auteurs qui les mobilisent avec des positionnements théoriques différents. Il y a un vrai enjeu à pouvoir décrire la France entière avec des matériaux extrêmement robustes, qui ne sont pas entachés de biais déclaratifs.
Après, c’est impossible, avec des données agrégées, de connaître le sens attribué à un bulletin de vote. Je regardais par exemple des distributions à l’échelle de l’ensemble de la population française : quelle est la part des inscrits ? la part des inscrits qui se sont abstenus ? des votes blancs et nuls ? et pour Macron et pour Le Pen, des votes de conviction ou barrage ? Environ 40% des gens qui ont voté pour Macron au second tour, c’est du « vote barrage » d’après les données de sondage. Mais pour Le Pen aussi, il y a une partie importante des gens qui ont voté pour Le Pen qui n’en peuvent plus de ce qu’incarne Macron.
Il y a donc plein de clés de compréhension qui ne sont accessibles que par des approches quantitatives plus localisées, comme des questionnaires à la sortie de urnes. C’est ce que montre le travail du collectif Focale, les travaux de Braconnier et Dormagen sur les quartiers populaires de grands ensembles par exemple. Mais aussi voire surtout par des approches plus qualitatives – observation, entretiens, immersion, etc. Elles permettent d’entrer dans le sens donné aux votes par les individus. Les travaux de Benoît Coquard, même s’ils ne portent pas directement sur le vote, me semblent très éclairants, ceux de Violaine Girard ou Anne Lambert dans les mondes périurbains le sont aussi. Il y a la possibilité de faire dialoguer, dans le champ des études électorales, les approches quantitatives et qualitatives, ainsi que les regards disciplinaires.
Jean Rivière, L’Illusion du vote bobo, Presses universitaires de Rennes, 2022.
Collectif Focale, Votes populaires ! Les bases sociales de la polarisation électorale dans la présidentielle de 2017, Éditions du Croquant, 2022.
À lire en ligne
« Radicalisation de la bourgeoisie : le vote d’extrême droite dans les quartiers riches » (Héléna Berkaoui)
« Présidentielles 2002 : quelle(s) géographie(s) du vote ? » (Olivier Bouba-Olga)
« Le vote Le Pen, un vote rural ? » (Olivier Bouba-Olga)
« Vote Le Pen : « Sortir d’une lecture binaire entre urbain et rural » » (Benoît Coquard)
« L’élection, la carte et le territoire : le succès en trompe-l’œil de la géographie » (Aurélien Delpirou)
« La jeunesse des quartiers populaires s’est mobilisée » (Jean-Yves Dormagen)
« De l’autocorrélation spatiale du vote à la présidentielle » (Olivier Finance)
« Comprendre l’ancrage périurbain d’un vote FN/RN » (Violaine Girard)
« Analyse du premier tour de la présidentielle : trois blocs, deux perspectives » (Stefano Palombarini)
« La ville dense comme seul espace légitime ? » (Fabrice Ripoll & Jean Rivière)
« Les votes en milieux populaires : diversité électorale et hétérogénéité sociale » (Pierre Wadlow)
À écouter
« Présidentielle : les territoires du RN. Avec Violaine Girard, Jean Rivière et Hugo Touzet » (France Culture)
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