Avec l’alcool, un monde qui cogne

Alcool mon amour

Pour celles et ceux qui sont addicts à l’alcool, comment est le monde extérieur ? Quelle est leur géographie ? Difficile de résumer chaque confrontation qui est, par définition, personnelle. Mais la muraille de la publicité est très haute. Est-on sûr qu’il n’y a rien à faire ? (Gilles Fumey)

Comment le monde est perçu quand on est malade, souffrant ? La médecine s’intéresse aux corps mais peu aux interactions entre malades et proches. La psychiatrie un peu plus. L’art, énormément. La peinture, la littérature, le cinéma, la musique racontent les folies, les souffrances, les colères et les dépressions des êtres humains. Andréas Becker, écrivain né à Hambourg qu’on a connu pour son remarquable premier roman écrit en français, L’Effrayable (La Différence) avait déjà raconté comment le désarroi mental se vit dans une chambre d’asile psychiatrique.

Précisons qu’Andreas Becker est un expert-patient en addictologie et visiteur pour des maladies d’alcoolisme à l’hôpital. Dans Alcool mon amour (Éditions d’en bas), il a signé il y a quelques mois, un « roman participatif » dans lequel il raconte ce qu’il a vécu avec un groupe de personnes anciennement dépendantes. « Rien n’est inventé, rien n’est gratuit » prévient l’éditeur. Le texte est direct. Il explore la manière dont on se cogne au monde lorsqu’on est sous l’emprise de l’alcool. Avec des médecins et des psychologues, on entre dans un groupe de paroles où tout ce qui est prononcé pendant les séances de travail est restitué brut de décoffrage.

« Bacon, c’est plus que violent, ça défèque, ça dégueule […] Il n’y a pratiquement que des portraits de mecs, des tas de viande tordues, sans formes, sans tenues […] Une orgie de pastel, de mauve […] »
© Photomontage / Hugo Maertens / Prudence Cuming Associates Ltd.

Marguerite Duras ouvre le livre : « L’alcool ne console en rien, il ne meuble pas les espaces psychologiques de l’individu, il ne remplace pas le manque de Dieu. Il ne console pas l’homme. » Dans une chambre numérotée 17, Vincent Demeurre, 42 ans, est soigné à l’hôpital. Il se « cogne à son corps, [qu’il] veut frapper » parce qu’il est son « ennemi ». Par la fenêtre, il y a l’image de son amante Jane, de sa femme Claudia « née de Vries ». Dans le roman, les bars, les promenades au Quartier latin et à Montparnasse, les rencontres, les voitures, les vacances, les plages landaises, les supermarchés où l’on fait les provisions de bouteilles et leurs rêves. Valentin et Jane se cognent au musée Rodin et dans une exposition où ils croisent Bacon. Avec leurs copains au Stade de France, puis aux Champs-Élysées ou ailleurs dans la ville, c’est l’excitation, ce peut être l’amour, puis la débandade, la tristesse, l’angoisse, le plongeon.

« Je fabule, je me rafistole, je brise entre mes bras de forçat une ville de carton. C’est cinoque maboul, c’est névrose et perversion […] Prozac et Baclofène, sirops et cachets et comprimés et poudre et pilules du bonheur […] Je vole, je chante, je jubile, je me brise dans vos villes châteaux de cartes, je, moi, le ciel, les nuages, mes mots s’envolent, guirlandent, se vrillent, tortillent, crapahutent. »  Puis, plus tard, « je ne sais plus. Subitement, je ne sais plus où. Triple dose et quadruple, et du whisky avec, cognac, vodka, bière aromatisée, vin qui coule entre les poubelles et les rats qui pissent, dans les flaques d’une ville en décomposition, le mauve violet menace, éclate, tombe dessus des immeubles en vrac, je suis kaputt, ville kaputt, éreintée ville kaputt […] ».

Un jour, Valentin et Jane partent pour la Corse. Routes, bateaux, « bonheur d’Ajaccio », la fête sur la plage avant la tempête. « Nous n’étions rien d’autre que de pauvres boules dans un flipper, et ce flipper jouait sans nous le terrible jeu de l’addiction. C’était ça, la vérité, nous n’avions plus aucune prise sur nos vies, il fallait crier à l’aide, crier et espérer qu’on veuille nous tenir une main salvatrice. »

Le roman raconte les vies brisées dès le départ, les viols dans l’enfance, un accouchement galère dans « un no man’s land, une agglomération de trois villes, Bayonne, Anglet et Biarritz, ça n’a ni forme ni âme, ce sont des centres commerciaux et des petites villas de plain-pied à perte de vue, on appelle BAB, et ça veut tout dire, BAB. N’importe quel déplacement se fait en voiture, même pour acheter sa baguette le matin, pour aller à la plage, on passe son temps dans les bouchons ».

Le roman donne la parole à Michel Furstemberg, addictologue qui a « vu toute la société défiler dans son service ». Il dit : « Est-ce juste que des grands groupes industriels, je ne parle pas du vigneron artisan ni du brasseur local, est-ce juste que les multinationales gagnent des sommes considérables, des sommes qu’on ne peut même pas imaginer, sur le dos de la communauté des malades ? Est-ce vraiment juste que l’État encaisse des milliards et des milliards d’euros d’impôts et de taxes que les personnes addicts sont obligées de dépenser ? N’est-ce pas eux, les esclaves modernes, les alcooliques et les fumeurs, les joueurs compulsifs, les consommateurs excessifs de sexe, les dépendants au travail et à l’argent, ceux qui courent derrière le pouvoir et s’épuisent dans une compétition sans fin, ceux qui abusent de médicaments, de la télé […] Ne serait-il pas enfin temps de déclarer l’abolition de l’esclavage des personnes dépendantes ? »

Car Jane se révolte par deux fois. La première, lorsqu’elle sort de l’hôpital : « Je m’arrête, mon cœur bat à toute vitesse, je me penche sur un banc, j’ai envie de vomir. Je me relève, je regarde, je lis sur leurs affiches : le bonheur d’une bière, la liberté du rhum des Caraïbes, la fraicheur d’un verre de rosé. Consommez, consommez ! Le monde de la publicité me jette ça à la figure, en couleur, trois mètres sur quatre, la solution de mon désespoir, elle est là. Ils ont raison, ils sont plus forts. Vite un petit verre pour la route, ça ne fait pas de mal, avec modération. C’est ça qu’il dit l’État, à consommer avec modération, mais moi, je n’entends que ça : À CONSOMMER. Le ministre de la Santé me demande de consommer. »

Et plus loin : « Ce que tu ne veux plus voir, tu le vois partout. Ce que tu ne veux plus prendre, on te le propose partout. Ce qu’on ne veut plus boire, ils en font la pub sur toute les affiches, boivent sur toutes les terrasses, vendent dans tous les magasins, il n’y a que ça dans les cocktails, les vernissages, dans les mains et les bouches des amis, dans les films, dans les livres, oui, on boit, on boit et les amis disent, comment toi, tu ne veux pas un verre ? » Terrible confrontation qui se répète chaque jour, chaque instant…

Dans cette galère qu’est la vie, brillent quelques feux. De tendresse. De patience. Des rêves d’un autre monde où l’on ne se cogne plus à son malheur. Les villes, les promenades, les bords de l’eau prennent des formes douces. Dans l’épilogue du roman que nous ne dévoilerons pas, Andreas Becker remet les pendules à l’heure. « Car il est l’heure de rentrer. » Le chat attend les amoureux.


Andreas Becker, Alcool mon amour, Éditions d’en bas, 2021.


Pour nous suivre sur Facebook : https://www.facebook.com/geographiesenmouvement/

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s