
Les confinements successifs ont dévoilé l’importance d’un lieu emblématique mais sous-estimé, le bistrot. Qu’on les appelle bar, café ou troquet, les débits de boissons font partie intégrante de nombreuses cultures et nous en apprennent beaucoup sur le territoire dans lequel ils se trouvent. Un outil dont les géographes auraient tort de se passer. (Renaud Duterme)
En perte de vitesse depuis plusieurs années, sans doute en raison de l’explosion des loisirs individuels (télévision et vie numérique en premier lieu), le bistrot se révèle malgré tout incontournable, en atteste l’engouement du public dès leur réouverture, et ce dans les différents pays européens au fur et à mesure des déconfinements. Outre le fait qu’il constitue un des derniers lieux de sociabilisation au sein de nos sociétés toujours davantage atomisées, l’on peut le parer d’autres vertus.
À commencer par le fait que le bistrot reste un endroit véritablement populaire et vecteur de mixité sociale. On sait que nos lieux sont de plus en plus ségrégués, l’espace public de plus en plus contrôlé et les populations déconnectées les unes des autres. Or, dans bien des cas, le bistrot peut encore rassembler et rester un lieu où se mélangent différentes origines, catégories professionnelles et milieux sociaux. Prendre le temps autour d’un café, d’une bière, d’un verre de vin ou d’un thé à la menthe encourage la rencontre et contribue sans aucun doute à faire tomber des barrières sociales.
Par ailleurs, rentrer dans un bistrot reste l’un des meilleurs moyens pour comprendre un quartier. Non seulement le premier regard peut vous donner de nombreux indices révélateurs de l’endroit dans lequel vous vous trouvez (type de populations, prix des consommations, décors, carte des boissons, ambiance générale, heures d’ouverture). Mais y passer du temps peut vous donner un aperçu des réalités sociales qui le composent. Pas question ici de dire que tout ce qui sera prononcé sur le bord du comptoir sera parole d’évangile. Les heures passant, la cohérence du discours risque d’ailleurs d’en prendre un coup. Il n’empêche qu’avec un peu de chance, une bonne discussion avec le ou la tenancière, un ou une cliente, risque bien de vous apporter un regard pertinent et original sur la zone géographique dans laquelle vous venez de mettre les pieds, parfois d’ailleurs en totale discordance avec les discours habituels.
Car au-delà de l’aspect péjoratif du terme « philosophie de comptoir », la sociabilité et la rencontre qui encouragent des discussions sur tout et n’importe quoi constituent un signe de vitalité d’une société démocratique. Depuis des siècles, les bistrots sont d’ailleurs des lieux de subversion où se rencontrent marginaux de toutes sortes et où pouvaient se fomenter luttes sociales, grèves, réunions syndicales, voire révolution. Encore aujourd’hui, et même si la plupart des soirées ne débouchent sur rien d’autre qu’un mal de tête au petit matin, le bar reste sans doute un des derniers lieux dans lesquels les idées politiques s’échangent allégrement.
Autre vertu, et non des moindres : le bistrot reste un lieu dont l’une des raisons d’être est la fête. En ces temps moroses dans lesquels le pessimisme semble avoir pris le pas sur tout autre sentiment, l’exutoire que constitue la fête reste une nécessité pour le fonctionnement de toute société et permet temporairement de sortir du carcan que nous impose la civilisation marchande. Bien entendu, le bistrot implique une relation commerciale mais il faut reconnaître que la spontanéité, la liberté de parole, voire de comportement, restent au cœur de l’identité de ce type d’endroit.
À cet égard, on ne peut que regretter l’accroissement des contraintes pesant sur les bistrots, en termes d’heures de fermeture, de taxes, de réglementation, de contrôles, etc. Contraintes qui s’accordent en définitive parfaitement avec les tendances préoccupantes de nos sociétés telles que la sacralisation du travail salarié (pas de bruits, il faut se lever tôt !), l’omniprésence de la logique sécuritaire, l’isolement croissant d’une partie de la population ou encore la numérisation de toute vie sociale.
Et les mauvaises langues, de comptoir bien évidemment, d’affirmer que la disparition des bistrots arrangera finalement la plupart des pouvoirs.
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