Quand les consommateurs font la loi du vin

Vallée du Rhône (Hermitage). Des vignes d’exception. © RVF

Difficile de cerner ce qui se passe dans le vin aujourd’hui. Sans parler des « vins nature » prisés par les nouvelles générations d’amateurs. La période où la vigne de masse s’imposait dans les verres s’achève. Encore une fois, les consommateurs ont fait plier les vignerons du productivisme et œnologues patentés. Victoire ! (Gilles Fumey)

On ne sait s’il faut en rire ou en pleurer. Il y a toujours des gens pour s’étonner des « changements », des « révolutions », des « transitions » qui sont pourtant l’œuvre banale du temps qui passe et fait son œuvre. Prenons le cas du vin. On lit que plus rien ne sera comme avant, « les consommateurs [chamboulant] tout », « déroutant les professionnels », « fragilisant les filières » qui s’alarment de la baisse continue de la consommation : « 100 litres par habitant en 1960, 40 aujourd’hui »[1]. Diantre !

Une simple histoire de la vigne et du vin montre qu’il en a toujours été ainsi. Les consommations fluctuent, les modes évoluent en créant parfois des ruptures de goût, les stars du vin sont déchues après avoir tutoyé les sommets, tout comme d’autres tirent leur épingle du jeu, tel Loïc Pasquet sur des terres de Barreyre (Landiras, Gironde), sur l’appellation Graves, plantant des vignes franc-de-pied, autrement dit non greffées, collectionnant les vieux cépages comme la petite-vidure, le petit verdot et le malbec, se détournant du bois pour élever ses vins dans des jarres en grès, ne produisant que 2 000 bouteilles par an, avec un rendement de 6,5 hl à l’hectare « soit dix fois moins que ce que permet l’AOC Graves », livrant des cuvées à 4 000 euros le flacon, la toute dernière cuvée s’étant arrachée à 30 000 euros, devenant ainsi « le vin désormais le plus cher du monde », sans respecter le cahier des charges de l’AOC !

Cette histoire est racontée par deux compères qui ont arpenté les vignobles français, l’un journaliste, E. Gingembre, l’autre scientifique, M. Najim, en faisant mine de s’étonner de la « révolution viticole » en cours depuis les années 1990. Certes, il a fallu ne pas se soucier des humiliations publiques contre le bio et la biodynamie, contre les méthodes dites « ancestrales » chez ces pionniers d’une nouvelle planète des vins qui refusent la chimisation des pratiques viticoles, l’alignement des goûts sur celui de quelque gourou américain, Parker et ses épigones. On a vu la vénérable Revue du vin de France s’ouvrir à ces nouvelles générations, lancer des controverses.

Les chais, des ateliers du goût

Oui, « les goûts, les arômes et les tanins sont partout bouleversés » par les découvertes de la fermentation malolactique et la « parkerisation » d’un goût à Bordeaux empruntant à… la Californie. Partout, les saveurs « animales » sont détrônées par « les arômes de fruit » : « les chais deviennent des ateliers du goût ». Rouges, blancs, rosés, pétillants : tous y passent.

Le chai de Haute-Serre (Cahors) © Thierry Borredon

On attendait le petit couplet de déterminisme physique. Hier, c’était la géologie, ses vins et leurs arômes de silex et autres billevesées. Aujourd’hui, place au changement climatique : « un bienfait au nord, un fléau au sud ». Incontestables témoins, les dates de vendange donnent des signaux difficiles à interpréter, certains vignerons sachant jouer avec les niveaux de maturité des raisins, l’adaptation à de nouveaux cépages.

Bien plus convaincant est l’argument de nouvelles générations de vignerons et de professionnels du vin. Non pas ceux qui reprenaient la succession des parents, faisant « comme autrefois », « dans la tradition » mais des ingénieurs, des techniciens issus des 80 formations nouvelles qui ont éclos ces dernières décennies, « pour les jeunes gens qui se destinent à travailler dans une filière employant 600 000 professionnels » avec des professeurs « clivants, parfois décoiffants qui affrontent des résistances », tels un Denis Dubourdieu, un Bruno Vuittenez, un Pascal Faivre et d’autres. Parmi les jeunes gens, une myriade de femmes, non pas les « veuves » du Champagne, mais des scientifiques, des commerciales, des juristes qui « partagent une sensibilité et une approche différente de la vie en général et du vin en particulier ». En Bourgogne, à Bordeaux, plus que dans la Loire où les propriétés sont restées plus paysannes, et où les talents se conjuguent au sein de couples.

Technophiles ?

Les « sorciers de la technologie » venus de l’X, de l’Inra ont-ils joué un si grand rôle ? Après tout, les enjambeurs ont été mis au point par des viticulteurs. L’Inra a, sans doute, une grande part dans la diffusion du Roundup et du désherbage. Les militants du bio ne venaient pas des laboratoires. La « révolution verte » de la biodynamie, la découverte de la vie dans les sols, l’égrappage ont été expérimentés par des pionniers lancés par des convictions personnelles. Certes, les souches de levures aromatiques et leurs bouquets de fleurs blanches ou de fruits rouges ont été cultivées loin des vignobles, mais les levures indigènes, les techniques pour combattre l’excès d’alcool au chai comme celles de B. Vuittenez, tout cela vaut sans doute plus que les robots, le clonage de cépages, la « digitalisation », la « haute technologie » dont on se vante chez Roederer dont, pourtant, la moitié du domaine est en bio. Du reste, les technophiles sont bien mal à l’aise face au mildiou qui empoisonne les vignes du sud de la France et pourraient faire preuve de plus de modestie lorsqu’un Jacques Carroget, viticulteur à Anetz dans le Muscadet parvient à maîtriser les attaques de drosophiles par une faune auxiliaire plutôt que d’attaquer les mouches à la chimie.

Roger Dion doit se retourner dans sa tombe. Le célèbre géographe du Collège de France, auteur de l’inégalable Histoire de la vigne et du vin en France (CNRS Editions) publiée en 1959 rougirait de lire que les consommateurs auraient été « éduqués » au bon goût alors que ce sont eux qui l’inspirent aux winemakers. Gingembre et Najim n’évoquent-ils pas le « conservatisme de l’Inao » et les « définitions subjectives de la typicité des vins et de l’identité des terroirs », voire l’arrogance de soi-disant experts qui se font prendre comme des bleus en attribuant le prix du meilleur Pomerol à… un Clos-Rougeard, du Saumurois, en 1993 ? Ils devraient rendre justice plus fortement à la thèse de Dion selon laquelle ce sont les amateurs éclairés (certes, par de nombreux médias nouveaux, les foires au vin, etc.) qui fixent les prix du vin en acceptant de payer cher ceux qui le méritent.

Une affaire de génération

On s’accorde sur le fait que les meilleurs vins sont des locomotives pour ceux qui rêvent « de jouer dans la cour des grands ». Partout en France, les jeunes générations rêvent de parvenir à faire des vins qui leur ressemblent. En regroupant des exploitations, ou en les divisant. En éliminant les pesticides, en choisissant l’agroforesterie comme à Chamery, dans la montagne de Reims, en renouvelant de fond en comble les méthodes de culture comme à Bandol en Provence, ou à Collioure, voire à Cahors. Plus encourageant encore, des terroirs qui étaient déclassé renaissent : en Moselle, à Gaillac, Cahors, Saint-Pourçain, Tournon… Mieux, des vignobles « prolétaires produisent des pépites » comme en Alsace où les sylvaners reculent au profit des riesling. Le Muscadet a été très abîmé par le productivisme avant de quitter les guinguettes après une drastique campagne d’arrachage (plus de 6000 ha effacés). En Languedoc, les appellations régionales (Minervois, Faugères, Pic-Saint-Loup…) portent de mieux en mieux la qualité comme en Beaujolais qui comptait des « papes » du vin comme Marcel Lapierre et Jules Chauvet. Autour de Mâcon et de Chalon, dans l’Yonne (Vézelay), en Savoie, tout va vers plus de qualité.

Vignoble breton en pays malouin.

Désormais la carte des vignobles en France s’élargit à des régions d’avant le phylloxéra. En Bretagne, sur les bords de la Rance (Saint-Suliac), dans le Morbihan, en Normandie jusqu’à Etretat, en Picardie… La France a échappé au pire. Dans les années 1990, on murmurait qu’il fallait généraliser dans les vins de cépage, comme ceux du Nouveau Monde qui se vendaient bien. D’aucuns ont défendu les terroirs. « C’est quoi le vin, aujourd’hui ? se demandent Gingembre et Najim. Tout à la fois de la dentelle d’Alençon, de l’orfèvrerie, du caviar, de la confiserie, de la peinture pointilliste… Nos bouteilles sont tout près d’être devenues des objets d’art. » On aurait pu en dire autant du vin italien. Mais, chut, laissons la France se rêver tranquille toujours au sommet.


[1] Toutes les citations entre guillemets sont tirées du livre d’E. Gingembre et M. Najim, Quand le vin fait sa révolution, Paris, Cerf, 2021 (288 p., 20€) Bientôt en librairie.


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