
Les migrants internationaux représentent 3% de la population mondiale. C’est suffisant pour que l’Occident se perçoive comme menacé d’invasion et rejoue à ses frontières les pires scénarios de films postapocalyptiques. (Manouk Borzakian)
Deux images : une photographie de presse prise à la frontière entre la Grèce et la Turquie fin février et un plan issu d’un film de George Romero sorti en 1985, Le Jour des morts vivants (Day of the Dead). Trente-cinq ans et un océan les séparent, l’une appartient au registre de la fiction et l’autre non, et pourtant les ressemblances ne manquent pas : une grille, massée contre elle un flot indifférencié de corps, foule menaçante (?) perçue depuis l’autre côté de la barricade.

Le télescopage entre ces images – et mille autres, qui colonisent les imaginaires collectifs depuis un demi-siècle – rappelle que le cinéma n’est pas séparé de la « réalité » et ne se contente pas d’en offrir un vague reflet. Le cinéma fait résolument partie du monde et rend compte de nos modalités d’interaction avec notre environnement humain et non humain, de nos représentations de la société, de nos obsessions.
Et s’il y a bien une figure obsessionnelle nourrissant nos représentations en général et le cinéma en particulier, c’est celle de la frontière. Depuis un peu plus de trois siècles et la fin des guerres de Trente ans, l’idéologie de la frontière dessine un monde parcouru de discontinuités physiques et symboliques circonscrivant des États souverains et, dans le même mouvement, séparant des nations. Invention récente à l’échelle de l’histoire humaine, les frontières politiques ont été naturalisées : elles nous apparaissent comme une réalité éternelle et indépassable et structurent notre rapport au monde et aux autres.
Or la mondialisation, que les progrès des transports et des télécommunications ont intensifiée depuis 1945, fragilise les frontières. Mouvements instantanés de capitaux, multiples tours du monde des marchandises et de leurs composantes, tourisme de masse, armes dont le commerce se porte comme un charme, les frontières politiques n’arrêtent plus grand-chose.
Mais une idéologie ne rencontre jamais autant de succès que lorsque les faits viennent la contredire. Comme la souveraineté politique n’a pas encore inventé d’autre support que l’État-nation pour assoir sa légitimité, elle réagit par un investissement renouvelé des frontières et de leur dimension identitaire : derrière les frontières nationales, éventuellement continentales, on désigne des « autres » radicalement différents, hostiles, prêts à mettre en péril « notre » mode de vie à la première occasion. Autrement dit, des hordes de zombies s’agglutinent contre nos remparts de plus en plus fragiles : l’Europe se perçoit comme une citadelle assiégée.
Et puisque les discours ne suffisent pas, on construit des murs et des barricades de toute sorte pour consolider et matérialiser les limites politiques. Murs, fils barbelés et autres détecteurs de mouvements dont raffolent les pays de l’Union européenne viennent renforcer visuellement des frontières et des identités nationales vacillantes. Ils permettent aux responsables politiques de bander leurs muscles et de se poser en garants d’une culture et de valeurs à préserver – car repousser l’« autre », c’est en même temps s’affirmer comme un « nous » cohérent.
Il y a pourtant une chose que les films de zombies et les politologues nous apprennent depuis longtemps : les murs ne servent à rien, ils ne remplissent pas leur fonction de contention. Tôt ou tard, ils se fissurent, s’effondrent et laissent passer les hordes redoutées, quand celles-ci ne passent pas simplement par-dessus. Les murs satisfont notre besoin d’horizons stables dans un monde instable, dit la chercheuse nord-américaine Wendy Brown, mais ils ne résolvent rien, quand ils ne génèrent pas leurs propres problèmes – comme les camps de la honte aux portes de l’Europe.
Et, aux dernières nouvelles, ils n’arrêtent pas les virus.
Sur le blog
« En Méditerranée, les migrations assignées à résidence » (Gilles Fumey)
« La bonne affaire des frontières » (Renaud Duterme)
« Le business meurtrier des frontières » (Manouk Borzakian)
À lire
Wendy Brown, Murs. Les murs de séparation et le déclin de la souveraineté étatique, Les Prairies ordinaires, 2009
Jean-François Staszak (dir.), Frontières en tous genres. Cloisonnement spatial et constructions identitaires, Presses universitaires de Rennes, 2019.
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