Le COVID-19, partout et nulle part, fait vaciller notre rapport géographique au monde. Et réveille, en réaction, notre désir d’ordre spatial. (Manouk Borzakian)
Lundi 16 mars, fin de matinée, dans une rue peu fréquentée de Lausanne, deux voisines discutent. Distance de sécurité oblige, ou bien routine quotidienne, l’une reste derrière le grillage de son jardin, l’autre lui parle depuis la rue. Une phrase saisie au vol: « Le problème, c’est qu’on ne sait pas où est l’ennemi ! »
Quelques heures plus tard, en direct de l’Élysée, Emmanuel Macron – qui n’a pas passé la soirée au théâtre – gronde sur un ton martial : «L’ennemi est là, invisible…» Il ne nous promet pas du sang et des larmes mais, avec la Lausannoise du matin, il fait de la géographie : « Où ? – Là. »
C’est l’une de nos principales préoccupations : situer les choses, les humains, les non-humains. L’anthropologue Roger Caillois et l’historien des religions Mircea Eliade ont écrit sur la manière dont les premières sociétés humaines ont dû mettre en ordre l’espace homogène qui les entourait, le rendre hétérogène, irrégulier, discontinu. Arbres sacrés, lieux interdits car maléfiques ou impurs, points cardinaux : le sacré et le politique se nourrissent de divisions spatiales donnant un sens à l’environnement.
Et les choses sont « à leur place », dirait le géographe Tim Cresswell : ici et ailleurs, nous et eux, civilisation et sauvagerie, ville et campagne, quartiers riches et quartiers pauvres, le tout habillé en Occident par la pensée cartésienne, avec ses découpages binaires et ses limites franches.
Instabilité et complot
Or voici un virus qui est partout et nulle part, présent mais invisible. Il traverse les frontières, se faufile jusqu’en nous-mêmes sans se faire remarquer. Angoissant. Révoltant. D’autant que l’Occident s’est habitué, depuis un siècle et demi, à ce que les épidémies restent dans les pays pauvres – Ébola, choléra, paludisme sont « out of place » en Europe, en Amérique du Nord et au Japon.
Alors, on se nourrit de cartes sur les cas recensés, les hospitalisations, les décès. Aussi peu fiables soient les données, ces représentations spatiales du fléau donnent le sentiment de reprendre le contrôle d’une réalité qui nous échappe. On scrute le virus, on traque ses origines, on reconstitue son itinéraire. En Corée du Sud, une application vous indique si vous risquez d’être à moins de 100 mètres d’une personne contaminée – quitte à poser quelques problèmes de confidentialité.
Et ce n’est pas un hasard si les théories les plus farfelues circulent sur Internet : remèdes infaillibles, précautions astucieuses, tout le monde a un oncle médecin ou un cousine chinoise, et les affirmations gratuites deviennent des certitudes pour celles et ceux qui en demandent.
Quand les repères viennent à manquer, le complot sert d’explication. Fredric Jameson, théoricien de la postmodernité, l’analyse à travers le cinéma des années 1970 et 1980. Dans les films paranoïaques d’Alan J. Pakula – par exemple Les Hommes du président (1976) – le complot est partout, il donne sa cohérence au monde. Quand on ne parvient plus à mettre en ordre son environnement, on imagine des liens, on prend les indices pour des preuves, les suspicions pour des certitudes.
Quel ordre spatial ?
Dans son discours au lendemain du 11 septembre, George W. Bush proposait un découpage en deux camps, l’Amérique d’un côté et les terroristes de l’autre, entre lesquels tout pays serait désormais tenu de choisir. Face au coronavirus, le préfet de Paris Didier Lallement, qui pense lui aussi que le monde se divise en deux camps, parle désormais d’une guerre dont « le front est entre chacun de nous ». Rien que ça.
Aujourd’hui, entre délire complotiste et désir d’ordre, il reste à établir quelles frontières nous allons tracer collectivement. Les sciences expérimentales aident à combattre un virus mais ne peuvent rien contre la peur du vide et la faim de limites devant la soulager. Les sciences humaines doivent, elles, nous permettre de penser d’autres frontières que celles qui passent dans la tête des enragés de l’ordre social et spatial.
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