À la veille de son bicentenaire, la Société de géographie s’ouvre grand sur le monde. Elle accueille chaque jeudi dans son prestigieux immeuble parisien de Saint-Germain-des-Prés l’université InterAges de Sorbonne Université. Pour tous ceux qui veulent refaire le monde avec les géographes.

Les deux muses de l’immeuble de la Société de géographie qui ont fait rêver Erik Orsenna avant ses livres sur la mondialisation.
Ce lieu mérite une histoire. Il tient son prestige non seulement de l’adresse germanopratine, de toute la cohorte de savants à l’origine de cette Société, mais aussi plus curieusement d’un exploit technique inimaginable aujourd’hui que la mondialisation a chamboulé nos économies. Voici le cas d’une construction d’immeuble au 184 boulevard Saint-Germain à Paris pilotée par treize entreprises toutes sises à Paris intra-muros. Le célèbre immeuble de style post-haussmannien de la Société de géographie a poussé en… neuf mois.
Le fougueux géographe Elisée Reclus réclamait déjà en 1870, alors qu’il est membre très actif de la Société de géographie, des locaux dignes de ce que rapportent alors les membres de la Société de leurs voyages et explorations. Cinq ans plus tard, une commission est constituée et en janvier 1877, un terrain appartenant à la Ville de Paris est acheté pour une construction en vue de la clôture de l’exposition universelle de 1878. Le mois suivant, le projet architectural est accepté. Alors que le préfet Haussmann n’est plus aux commandes de l’urbanisme parisien depuis six ans, la réglementation est restée très stricte : alignements, prospects, volumes, gabarit des étages supérieurs, homogénéité du traitement des façades imposées toutes en pierre, matériaux de couverture… «Une foule de règlements administratifs donnant un pouvoir accru à une multitude de petits fonctionnaires» grince l’architecte Antoine Bernier dans son travail historique.
Entrée avec roses des vents sur le sol de marbre, grande salle pour quatre cent-cinquante personnes avec parquet, tribune dans l’hémicycle central, grand escalier, cabinet et salle des Commissions à l’entre-sol, bureaux et bibliothèque aux étages supérieurs, appartement de fonction plus haut, réserve de grand magasin, tel est le projet soumis au financement adopté par l’Assemblée générale du 11 avril 1877 qui accorde l’émission de mille obligations de trois cents francs, avec remboursement prévu au 1er juin 1880.
En mai, l’achat du terrain est validé et en octobre, l’autorisation de construire est accordée par la Permission de Grande Voierie (signée par Alphand). Le mois suivant, les entreprises donnent leur devis, en décembre, le terrain est acheté, les entreprises signent leur marché. Presque tous les artisans sont du quartier, «à pied d’œuvre».
Un extraordinaire chantier de neuf mois
Un immeuble construit et équipé en neuf mois ! Pour en avoir une idée…
Janvier 1878 : L’entreprise Jardin attaque les terrassements par grand froid sec (pas de contrôle archéologique à l’époque, sinon quelques fouilles par le charpentier). Le maçon Petit (13 rue Linné) intervient pour les fondations : rigoles de béton (cailloux mortier de chaux hydraulique des Moulineaux et sable de rivière. On constate un mauvais sol vers le puits, il faut donc descendre au niveau des fondations. Pas de béton à l’époque, mais du mortier mélangé à la terre dans les fondations avec forte capacité de durcissement. On enterre les réseaux.
Février : L’entreprise Petit pose les murs, les grosses pierres de taille en roche neuve de Damply 1ère qualité (Yvelines), la voûte de cave en meulière et ciment Bourgogne, enduits des murs extérieurs comme «rocaillages et petites meulières concassées et mortier de chaux«, les dosserets en roche de Vitry (sur les bords de Seine) taillée de lits et joints lardés.
Mars : Les murs du rez-de-chaussée sont en meulière, avec grandes pierres de taille aux angles. On retrouve la pierre de Damply à gauche du vestibule, les sols en marbre, les premières marches de l’escalier en liais neuf de Saint-Denis. Pour la façade, on utilise de la roche neuve de la Forêt, la façade en «banc franc de L’Isle-Adam», les étages «en banc Royal neuf taillé bardé».
Les deux sculptures, très remarquées depuis la rue, gardiennes du temple de la géographie, ne sont ni cariatides, ni Terre et Mer mais deux «voyageuses» du XIXe siècle : l’une s’aide d’un bâton de marche, l’autre d’une rame. Avec la mappemonde centrée sur le méridien de Paris, on les doit à Emile Soldi (1846-1906).
Malgré le froid sec, le président de la République Mac Mahon vient poser la première pierre et enfermer une boite de plomb où sont gravés les noms des intervenants à gauche de l’estrade. Parmi les noms La Roncière-Noury, président, E. Levasseur, V. A. Malte-Brun, Vivien de Saint-Martin, J. Garnier, etc.
Avril – mai : Deux mois chauds et pluvieux qui voient le chantier avancer rapidement. La charpente est montée par l’entreprise Poirier, le toit couvert de zinc et de brisis en ardoise d’Angers, le chéneau en plomb par le couvreur Clément. Le pot de chantier est pris sous le drapeau français fraîchement planté au sommet. La menuiserie Pitout (50 rue d’Assas) pose les fenêtres et les portes quasiment toutes en chêne et point de Hongrie pour les parquets, les mains courantes de l’escalier en acajou noirci verni, ainsi que les meubles de la bibliothèque.
Le chantier est une vraie ruche. La fumisterie Borgnis (47 rue de l’Université) réalise la calorifère de la cave en briques de Vaugirard, cloches et grilles en fonte ou cuivre. Le sculpteur hors-façade Villeminot (108 rue de Vaugirard) moule les chapiteaux des colonnes et les ornements dans les étages. La serrurerie Laÿ (11 rue Princesse) réalise les fermetures et quincailleries des croisées, des portes, un paratonnerre, la grille du plafond de la grande salle. Le marbrier Parfony (62, rue Sabin, l’une des deux seules entreprises de la rive droite) s’occupe des cheminées dont une Pompadour pour la salle de réunion, une Louis XIII pour la bibliothèque et le grand panneau d’ardoise avec gravure en creux et dorure. Le peintre et vitrier Rocher (7 rue de Nesles) peint les plafonds à la colle, les parois à l’huile, l’encaustique des parquets. La maison Bizot (42 rue Mazarine) canalise l’eau et le gaz, et Saint-Gobain pose les glaces et les verres.
Juin : La commande des 223 sièges en hêtre noir et bon élastiques, rembourrés en toile de coton et crin de première qualité, molesquine et clous dorés, percaline pour le dessous est partie pour la maison Van Loo (17 rue Sedaine). En sus, 130 chaises pliantes cannées et un fauteuil pour le président. Le mois suivant, tout est posé.
Juillet : Le contrat d’abonnement au gaz d’éclairage est signé, la grande salle étant éclairée de manière zénithale et grâce à cinq grands lustres et appliques.
Août et septembre : les décorations, drapeaux, boucliers sont réalisés et posés par Van Loo.
Tout est prêt pour l’accueil des visiteurs de l’Exposition universelle qu’il faut décrotter, aider à ranger les cannes, hauts-de-forme au vestiaire avec des ouvriers dans les étages qui terminent… Le 2 septembre, l’immeuble est inauguré par le ministre de l’Instruction publique, le préfet de la Seine, les invités étrangers. Il restera à poser des stores et des rideaux, ultimes finitions en novembre.
Décembre : Les comptes sont faits. Près de 150 000 francs pour le terrain, près de 260 000 francs pour l’immeuble, quelques frais supplémentaires pour la bibliothèque. Les dépenses excèdent les ressources de 16 000 francs. Restent à budgétiser l’abonnement aux eaux de source, vidanges, curages d’égouts, usages d’appareils filtrants pour l’assainissement.
En 1909, tout est réglé, vingt-deux ans avant la date prévue, «merci aux donateurs, Mme Maunoir, MM de Balashoff, MM. P. Hamelin, J. Delamall, Riché et Lane » (1). En 1912, des dispositions sont prises pour une cabine de projection cinématographique (en évaluant les risques d’incendie). En 1950, en pleine gloire de Saint-Germain-des-Prés, Boris Vian dans son «Manuel de Saint-Germain-des-Prés» évoque le fameux amphithéâtre.
En février 2020, ce sont pas moins de sept cents personnes qui, chaque jeudi, viennent rêver du monde et apprendre la géographie aussi fébrilement que leurs émules au XIXe siècle.
À lire: Antoine Bernier, La construction de l’immeuble de la Société de géographie au 184 bd Saint-Germain à Paris, brochure de la Société de géographie, 2018.
Pour en savoir plus : Société de géographie
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