L’amour des murs

© Tomas Castelazo, http://www.tomascastelazo.com / Wikimedia Commons

La politique nord-américaine se résume depuis un mois au financement d’un mur frontalier. Elle fait écho à une obsession mondiale pour les barricades, qui trahit le désir des États de réaffirmer le contrôle de leur territoire. Aussi illusoire soit-il. (Manouk Borzakian)

Donald Trump a cédé. Après 35 jours de shutdown, le président nord-américain a renoncé à financer un mur le long de la frontière avec le Mexique – pour la modique somme de 5,7 milliards de dollars. Ce qui ne l’a pas empêché d’affirmer, en conclusion de son discours : « Nous n’avons pas d’autre choix que de construire un mur puissant ou une barrière en acier. »

L’amour des murs, sentiment universel

On peut s’offusquer de l’obsession de Trump pour « son » mur, prolongement de la barrière érigée à partir de 2006 sous la présidence de George W. Bush. Mais il faut garder à l’esprit un autre chiffre : depuis la chute du Mur de Berlin en 1989, les États membres de l’Union européenne et/ou de l’espace Schengen ont construit, le long de leurs frontières, près de 1000 km de murs. Sans compter les systèmes de surveillance de toutes sortes – les « murs virtuels » – ni les patrouilles en Méditerranée, les limites physiques de la « forteresse Europe » s’étendent aujourd’hui sur une distance plus de six fois supérieure à celle de la double ligne de béton armé érigée en 1961 par le gouvernement est-allemand.

Difficile de juger la petite moitié – les chiffres varient d’un sondage à l’autre – d’habitant·e·s des États-Unis favorables à ce projet de mur, si l’on considère les 200 km de grillages et de barbelés entre la Bulgarie et la Turquie, les 300 km de barrières électrifiées et de barbelés entre la Hongrie et la Croatie, ou encore le cocktail de barbelés, caméras, miradors et détecteurs de mouvements derrière lequel s’abritent, sur la côte marocaine, les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla.

© tni.org

Sans oublier les autres continents. Entre Israël et la Cisjordanie – avec de nombreuses incursions en territoire palestinien – s’élèvent grillages et barbelés sur 700 km, dont 8 km de mur en béton. Entre l’Inde et le Bangladesh, un mur de briques alterne avec une double clôture de barbelés sur 3200 km. Une barrière de plus de 900 km longe la frontière entre l’Arabie saoudite et l’Irak. On peut multiplier les exemples, pour un total de 65 murs construits ou planifiés, sur une distance cumulée de 40 000 km.

Contenir les corps (pauvres)

Pourquoi tous ces murs ? Comment expliquer, depuis 30 ans, l’érection de barrières à un rythme de plus en plus rapide ? Quelle satisfaction tirent les gouvernements chinois, ouzbek ou slovène, mais aussi leurs citoyen·ne·s, de cette résurgence de limites matérielles ?

Le géographe Stéphane Rosière part d’un constat : les frontières murées correspondent presque toujours à un gradient de développement. Les différences de niveau de vie entre pays limitrophes génèrent des flux migratoires que le voisin le plus riche – ou le moins pauvre – tente de contenir : les États-Unis face au Mexique, l’Inde face au Bangladesh, le Botswana face au Zimbabwe. Dans un monde parcouru par toujours plus de flux de marchandises, de capitaux et d’êtres humains, ces derniers échappent aux contrôles et font figure de « grain de sable » de la mondialisation. Si les murs antiques, tels le mur d’Hadrien et la Grande Muraille de Chine, jouaient surtout un rôle stratégique et militaire, les barrières contemporaines remplissent une fonction anti-migratoire.

Il s’agit désormais de contrôler les corps, projet qui s’insère dans ce que Florine Ballif et Stéphane Rosière nomment la « teichopolitique » : les États, désireux de protéger leur territoire des migrations économiques et/ou politiques, les cloisonnent. On est loin des rêves de « société ouverte » ou de « village global » promis par la chute du Mur de Berlin en 1989.

Des murs inefficaces

Un autre constat complique les choses : les murs ne servent à rien ou presque, surtout si l’on rapporte leur efficacité à leur coût – plusieurs millions d’euros au kilomètre, soit plusieurs milliards qui finissent chaque année dans les poches des professionnels du domaine. La chercheuse Élisabeth Vallet souligne l’inefficacité de murs qui, à mesure qu’il se renforcent, génèrent des stratégies de contournement toujours plus sophistiquées. Tunnels, rampes d’accès ou canons à air comprimé, l’imagination des passeurs s’adapte aux difficultés. Et la frontière entre États-Unis et Mexique reste la plus franchie dans le monde.

Janet Napolitano, ancienne ministre de Barack Obama, résumait le problème il y a quelques années : « Montrez-moi un mur de 50 pieds, je vous montrerai une échelle de 51 pieds. » Hollywood ne s’y trompe pas quand les zombies de World War Z, ne font qu’une bouchée d’un gigantesque mur cernant Jérusalem.

World War Z, 2013, réal. Marc Forster, © Paramount Pictures

Non seulement les murs échouent à prévenir les intrusions, mais ils aboutissent à un paradoxe : ils accentuent les problèmes contre lesquels ils sont censés lutter. Ils favorisent le développement de réseaux mafieux – et leur corollaire, des milices privées prenant le relai de l’État pour patrouiller dans les zones frontalières – et d’une économie souterraine. Et ils compliquent le retour au pays de travailleurs et travailleuses venu·e·s décrocher un emploi saisonnier, les incitant in fine à s’installer durablement.

Le spectacle des murs

Au point que la politologue Wendy Brown émet, dans un ouvrage incontournable sur le sujet[1], l’hypothèse suivante : les murs relèvent du fétiche, ils ne remplissent pas leur objectif apparent mais satisfont des désirs enfouis.

La mondialisation met à mal notre imaginaire étatique, hérité de la paix de Westphalie en 1648[2]. Depuis plus de trois siècles, le territoire borné fonde la souveraineté de l’État et permet de soumettre une population à un même cadre politico-juridique. Face aux assauts d’un économie transnationale échappant au contrôle des gouvernements élus, cette logique territoriale vacille. Les frontières s’effacent et le pouvoir politique se cherche des raisons d’être : il se recentre sur la question de l’identité nationale pour réaffirmer sa propre existence.

Plus qu’ils ne renforcent les frontières dans leur dimension matérielle, les murs les consolident dans les esprits : ils fonctionnent, dit Wendy Brown, « sur un mode spectaculaire », théâtral. Leur hauteur et leur épaisseur remplissent une fonction symbolique pour des États-nations voulant nier l’érosion de leur souveraineté.

Plus qu’ils ne contiennent des supposées hordes de migrant·e·s en train de nous envahir, ils délimitent et ordonnent. Les murs dessinent un horizon rassurant, dans un monde en manque de repères géographiques. Peut-être est-il temps de chercher d’autres moyens de se rassurer.


[1] Murs. Les murs de séparation et le déclin de la souveraineté étatique, traduction de Nicolas Vieillescazes, Les prairies ordinaires, 2009.

[2] Voir Bernard Debarbieux, L’Espace de l’imaginaire, CNRS éditions, 2015.


Sur le blog

« En Méditerranée, les migrations assignées à résidence » (Gilles Fumey)

« La bonne affaire des frontières » (Renaud Duterme)

« Le business meurtrier des frontières » (Manouk Borzakian)

« Des zombies à nos frontières ? » (Manouk Borzakian)


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Une réflexion au sujet de « L’amour des murs »

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