(FIFF 2019) Thierry Jobin, interview fantôme

Au Festival de Fribourg 2017, j’avais rencontré Thierry Jobin. À part quelques phrases retenues pour un compte rendu dans Positif, l’interview s’était perdue dans les limbes. L’édition 2019 du FIFF offre l’occasion de se replonger dans une discussion passionnante sur le cinéma et les fantômes. Avec un hommage désormais posthume à Pierre Rissient, disparu en 2018.

La géographie par le genre

Pourquoi une section «Films de fantômes» ? En fait, j’ai la chance de programmer un festival où l’on ne doit pas programmer des premières internationales ou des exclusivités. Je me réjouis déjà d’aller à Cannes, parce que je serai bientôt le seul mec qui a du plaisir à aller à Cannes. Quand je vais à Cannes, je ne vois quasiment pas de films, je prends rendez-vous avec des vendeurs. L’année dernière, j’en ai fait 90, et ils m’aiment bien maintenant, parce qu’ils me disent : tu es un des seuls gars de festival qui vient sans demander une exclusivité mais avec déjà une idée de ce qu’il veut, et amusante.

«Tu as la grammaire d’un genre et, après, si tu trouves de bons films sur tous les continents, tu peux montrer des spécificités culturelles, sociales, politiques et économiques.»

La grande majorité des festivals de cinéma dans le monde veulent du cinéma d’auteur récent, ou exclusif. Moi, je suis Fribourg : je viens après Sundance, Berlin et Rotterdam. Si je voulais 140 exclusivités de films d’auteur, j’aurais le restant de la colère de Dieu, comme on dit. Ou alors deux ou trois qui auraient été trop modestes pour aller chez les autres.

Je suis parti à Cannes en me demandant quel genre pourrait décliner les différentes cultures à travers une grammaire que les gens connaissent bien. Tu as la grammaire d’un genre et, après, si tu trouves de bons films sur tous les continents, tu peux montrer des spécificités culturelles, sociales, politiques et économiques. Au départ, j’avais l’idée du film de prison, ou de cambriolage, et au bout de deux jours je me suis rendu compte qu’ils n’avaient pas ça, mais qu’ils avaient tous des films de fantômes dans leurs catalogues de ces trois-quatre dernières années.

«On fait croire que la religion, la politique et l’économie sont les choses les plus sérieuses du monde. Mais il y a quelque chose de beaucoup plus sérieux : c’est comment on s’habille, c’est les couleurs qu’on aime regarder, c’est la musique qu’on aime entendre, et c’est la pop culture en général.»

Il y a une valeur pédagogique du cinéma de genre qui est énorme. Tu prends les fantômes, c’est tellement intéressant. Ce qui est intéressant, c’est de voir la relation qu’on a dans chaque société à nos morts, ou disons à nos apparitions. Je me suis retrouvé, avec les fantômes, face à la même situation que quand j’avais fait le cinéma érotique : j’ai eu l’impression que l’endroit au monde où l’on vit le plus mal avec nos fantômes, ou avec la sexualité, c’est l’Occident. Alors que les Népalais, par exemple, vivent avec tout ce qui les entoure, y compris leurs morts. En Asie, tout vit, tout est respectable, et on a ce problème occidental : quand quelqu’un meurt, on ne sait pas quoi dire, de quoi parler. Alors, quand tu fais une section Fantômes, tu confrontes les gens à ça.

C’est un prétexte, le fantôme. C’est comme si je faisais une section sur les films de cuisine : à la fin, tu parles du goût. Ça manque, je trouve. On fait croire que la religion, la politique et l’économie sont les choses les plus sérieuses du monde. Mais il y a quelque chose de beaucoup plus sérieux : c’est comment on s’habille, c’est les couleurs qu’on aime regarder, c’est la musique qu’on aime entendre, et c’est la pop culture en général.

La pellicule en péril

On arrive à une question de fond sur ce qu’est le cinéma aujourd’hui, quelle place il a, au moment où la pellicule est en train de disparaître complètement. J’avais les fantômes d’un côté et j’avais, de l’autre, ce cabinet de curiosités cinématographiques. Il parle à la fois de la création (Heart of Darkness) et, avec A Flickering Truth, de ces gens passionnés de cinéma qui, en Afghanistan, ont enterré les bobines quand les Talibans sont arrivés, puis les ont déterrées quand les Talibans ont perdu le pouvoir. Tu les vois déterrer les bobines, et il y a une phrase comme : les films, c’est le sang d’un peuple. Dans The Cinema Travellers et The Dying of the Light, c’est la même chose : il y a ce rapport physique à la pellicule, il y a quelque chose.

«Le cinéma, c’est des fantômes.»

Le réalisateur de The Dying of the Light a enregistré un message vidéo qu’on a passé, où il rappelle la phrase d’un journaliste en 1895, disant : «Le jour où il y aura la couleur et le son, on ne mourra plus.» Le cinéma, c’est des fantômes. Dans mon discours d’ouverture, il s’est passé un truc extraordinaire. Mais il faut que je te raconte toute l’histoire : quand ils ont ouvert l’Arena à Fribourg, ce multiplexe de dix salles dans une petite ville, tout marchait, sauf l’Arena 1, où il y avait des problèmes techniques tout le temps, les lampes du projecteur pétaient… Ils ont fait venir un exorciste, et ça s’est arrêté. Et ils détestent raconter ça, parce que pendant les travaux un ouvrier était mort.

Et donc, à l’ouverture, il s’est passé ce truc extraordinaire. Alors qu’on avait répété toute la journée, il y a eu un problème technique: quand les gens parlaient, leur image sur l’écran était décalée, et même le son avait un problème, ce qui était pénible d’ailleurs. Alors, quand je suis allé sur la scène en dernier, j’ai agité la main en disant : «Regardez !», et mon image bougeait après. J’ai dit : «Regardez, c’est mon fantôme.» En fait, toute image de cinéma est le fantôme d’un truc qui a été enregistré. C’est quelque chose qui est déjà mort.


Un coup de fil du pape

Pierre Rissient venait pour la deuxième foi. Moi, ça m’a tellement bouleversé, un jour d’été où j’étais dans mon bureau, où il m’appelle : «Bonjour, mon nom est Pierre Rissient. Il paraît que vous faites des choses pas mal à Fribourg, est-ce que je peux vous aider ?» Moi, je suis le jardinier d’une petite église fribourgeoise, et y a le pape qui me téléphone !

Et puis Freddy Buache, créateur de la cinémathèque suisse, qui sait que la cinémathèque ne peut plus sortir de copies, me dit : «Si jamais, je les ai dans ma bibliothèque, je peux t’amener les DVD.» C’est Freddy Buache, purée, il veut me donner ses DVD pour que je puisse projeter des films. Et ces films sont en train de devenir des fantômes. Et les festivals doivent faire un effort particulier, je pense.

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