Le nucléaire, arme de domination massive

Avec plus des deux tiers de l’énergie produite en France, mais aussi la moitié en Belgique et près d’un tiers en Suisse, le nucléaire revient régulièrement au centre des débats. Avec souvent des arguments plus ou moins approximatifs. Dans un ouvrage de référence, le géographe Teva Meyer détaille les enjeux mondiaux du nucléaire et tord le cou à quelques idées reçues. (Manouk Borzakian)

Le 24 mars, la télévision d’État nord-coréenne relayait les images d’un Kim Jong-un tout sourire. Le dirigeant suprême venait d’assister à l’essai d’un drone sous-marin à capacité nucléaire. L’existence d’un tel engin, capable de déclencher un « tsunami radioactif », soulève des doutes. Mais les essais de mars s’inscrivent dans une histoire bien réelle d’affirmation de la puissance nucléaire nord-coréenne. Avec un premier réacteur installé en 1965 avec l’aide de l’Union soviétique, les menaces en provenance de la Corée du Nord rappellent aussi combien le nucléaire militaire a participé à structurer la géopolitique mondiale durant la seconde moitié du 20e siècle.

Les puissances nucléaires dans le monde – © RTS.ch : https://www.rts.ch/galeries/12998923.html

Si les inquiétudes liées à la bombe atomique n’ont pas disparu avec la chute de l’URSS, la dimension géopolitique du nucléaire concerne au moins autant son versant civil. Ne serait-ce que parce que l’irradiation de l’uranium dans un réacteur produit du plutonium, à partir duquel il est possible de produire un engin nucléaire. Malgré les difficultés techniques d’un tel transfert, celui-ci explique les contrôles auxquels l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) soumet, par exemple, l’Iran.

Plus récemment, l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe a fait ressurgir dans le débat public la question de l’approvisionnement énergétique des pays d’Europe occidentale. Le nucléaire, déjà présenté par quelques-uns – dont Jean-Marc Jancovici, caution verte du CAC 40 – comme outil incontournable de lutte contre les émissions de CO2, se voit désormais élevé par quelques autres – dont Fabien Roussel – au rang de garantie d’« indépendance énergétique ».

Fabien Roussel, défenseur du nucléaire au nom de l’indépendance énergétique.

L’énergie nucléaire, à chaque étape menant jusqu’à la prise où nous rechargeons notre téléphone, se trouve plus largement au cœur d’innombrables rapports de pouvoir. Des mines d’extraction d’uranium à l’enfouissement des déchets, en passant par les usines d’enrichissement et la construction de centrales, Teva Meyer examine ces interactions et leur dimension spatiale dans Géopolitique du nucléaire (éd. Le Cavalier Bleu). L’ouvrage offre une synthèse accessible et claire, sans trahir la complexité des enjeux.

Centrales aux frontières

Géopolitique, le nucléaire l’est par le biais de l’emplacement des centrales. En novembre 2020, la Biélorussie a mis en marche le premier réacteur de la centrale d’Ostrovets. Construite et alimentée en combustible par l’entreprise russe Rosatom, la centrale témoigne des relations complexes entre la Biélorussie et son omniprésent voisin. Elle illustre aussi l’imbrication des relations géopolitiques dans la région. Située à seulement 20 kilomètres de la Lituanie et 40 de Vilnius, sa construction a suscité l’inquiétude du pouvoir lituanien. Inquiétude liée aux mauvais souvenirs de Tchernobyl mais pas seulement : le danger terroriste justifie l’implantation de deux bases militaires biélorusses à proximité et la surproduction d’électricité à bas coût menace indirectement les désirs de la Lituanie de s’affranchir de l’influence russe en matière d’énergie.

Objet géopolitique par excellence, les frontières se trouvent aussi au cœur de la question des déchets nucléaires. Le choix d’un lieu d’enfouissement offre une belle occasion de manifester son hostilité à un pays voisin. Exemple dans la Péninsule arabique en 2018 : en pleine crise diplomatique avec le Qatar, l’Arabie Saoudite élabore un projet de canal à la frontière entre les deux pays, susceptible d’accueillir, entre autres, les déchets du futur programme nucléaire civil saoudien. Résumé de Teva Meyer : « Les déchets nucléaires sont des armes symboliques par destination. »

(Néo)colonialisme nucléaire

Ressource diplomatique, le nucléaire sert aussi les velléités de domination de territoires périphériques. Essais français en Polynésie, pakistanais au Baloutchistan ou chinois au Xinjiang illustrent un « colonialisme nucléaire » par lequel un centre politique s’approprie matériellement et symboliquement des terres éloignées, tout en les marginalisant.

La mine d’Arlit, au Niger – © Google

La domination est aussi économique et illustre les relations inégales entre Nord et Sud au sein de la Division internationale du travail. Au Niger, Orano – anciennement Areva – extrait environ un tiers de l’uranium nécessaire aux centrales hexagonales. Dans cet ancien territoire de l’AOF, l’État français, actionnaire majoritaire d’Orano, continue de fait de se comporter en puissance coloniale. Il y a quelques années, Oxfam avait mis en évidence les pratiques financières de la multinationale, cause de dizaines de millions d’euros de manque à gagner pour le Niger. À quoi il faut ajouter les conséquences environnementales et sur la santé des populations exposées aux radiations.

Vous avez dit : indépendance énergétique ?

Via l’extraction de matières premières, la fourniture de combustible ou l’implantation de centrales, le nucléaire est un outil d’influence à diverses échelles. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, cette source d’énergie nouvelle, plusieurs dizaines de milliers de fois plus dense que le pétrole et le gaz, a généré un double fantasme d’abondance et d’affranchissement des contraintes géographiques.

Elle alimente aujourd’hui les discours sur une supposée « indépendance énergétique ». L’un des mérites de l’ouvrage de Teva Meyer est de rappeler combien cette notion, brandie comme une évidence, manque de fondement scientifique. L’idée même d’indépendance, sans parler de sa mesure, ne tient pas face à « la complexité que la globalisation a introduite dans les systèmes énergétiques ».

Quand les politiques choisissent d’ignorer les travaux scientifiques.

Un tel slogan relève au mieux de la simplification, au pire d’un déni courant dans les discours du personnel politique occidental, lorsqu’il s’agit de ne surtout pas questionner les conditions du bien-être matériel des populations du Nord. On parle d’énergie propre tout en enfouissant les déchets près des frontières, en oubliant les milliards de mètres cube d’eau nécessaires au refroidissement des réacteurs et en fermant les yeux sur les conséquences environnementales sur des territoires et des populations lointaines. On invoque l’indépendance et on fait mine d’ignorer la complexité des chaînes d’approvisionnement – et les risques liés à leur saturation.

Une attitude de déni compatible avec l’ignorance persistante des apports des sciences sociales. Dans un bel élan collectif, l’essentiel des responsables politiques débattent et argumentent sans tenir compte des travaux, pourtant nombreux, rendant compte avec rigueur de la complexité du monde social.


Teva Meyer, Géopolitique du nucléaire, Le Cavalier bleu, 2023.


Sur le blog

« Le nucléaire sans débat » (Gilles Fumey)

« Blocage du canal de Suez. La faute à Ricardo ? » (Renaud Duterme)

« La mondialisation dans un flacon » (Manouk Borzakian)


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