
Écho aux travaux de géographie et de sociologie sur la gentrification des villes occidentales, Jean-Christophe Bailly publie chez La Fabrique un essai doux-amer sur la marchandisation de Paris. Il en profite pour prolonger sa réflexion sur la ville comme lieu des possibles, de l’inattendu et de l’incommensurable, contre toutes les tentatives de la contenir. (Manouk Borzakian)
Un jour de la fin des années 1980, Nicolas Meienberg glisse sur un étron rue de Rivoli, déposé là par un de « ces trois cent mille clébards parisiens » produisant vingt tonnes quotidiennes d’excréments. Appelant pour la peine à l’extermination d’une race canine mieux traitée que les classes populaires, le journaliste suisse – injustement méconnu en France – prend le prétexte de sa chute pour dénoncer la rénovation à marche forcée du Marais, son quartier d’adoption. Lire aujourd’hui cette « désintégration de Paris » décrite par Meienberg, c’est se rappeler que dans les années 1980 s’était déjà mis en marche un implacable processus d’expulsion des classes populaires du centre de Paris.

Construction de bureaux à tour de bras, adaptation de la ville aux voitures, disparition progressive des boutiques d’artisanat et des petits commerces au profit de banques et d’enseignes de supermarché, la spéculation foncière et les lubies des technocrates transforment la ville lentement mais sûrement. Conclusion fleurie de Meienberg à l’orée des années 1990 : Paris est devenu le « Luna Park de toutes les cultures […], siège des riches et des beaux, deux millions de privilégiés intra muros dotés de chiens privilégiés, pour les crottes de qui la technologie canine avancée trouvera aussi une solution. »
La gentrification/marchandisation de Paris

Ces grandes évolutions sociospatiales se sont accélérées dans les années 1990, encouragées par les restructurations du capitalisme – entraînant la désindustrialisation des centres des villes occidentales – et les politiques publiques de rénovation et de réhabilitation. La géographe Anne Clerval les a documentées dans un retentissant Paris sans le peuple, paru en 2013. Elle montre, vaste étude statistique à l’appui, la progression de la gentrification selon une logique de front pionnier, avec vagues successives et avant-postes : depuis l’ouest et le sud-ouest, l’embourgeoisement de la capitale a d’abord progressé sur la rive gauche, puis vers les arrondissements centraux de la rive droite, avant d’atteindre Belleville, La Chapelle, La Villette. Ne laissant ici et là que quelques poches d’habitat populaire promises à un engloutissement prochain.

Toutes ces transformations, certaines violentes et spectaculaires, d’autres discrètes et subtiles, ont généré chez Jean-Christophe Bailly un mélange de colère et de lassitude, le sentiment général que « le ressort est cassé ». Dans Paris quand même, l’auteur aux multiples casquettes – poète, théoricien de l’art, essayiste – dénonce la marchandisation en marche de la capitale : milliardaires et architectes stars, avec la bénédiction des autorités, s’allient dans un « travail de désubstantialisation » de la ville.
Cas d’école, l’ancienne Samaritaine, réaménagée selon les plans de Peter Marino, abrite depuis fin 2021 l’hôtel du Cheval Blanc, où l’on peut passer une nuit pour la modique somme de 1 150 euros – premier prix – et se prélasser dans le Dior Spa avant de déguster des plats de chefs étoilés sur la terrasse panoramique. Après l’inauguration en 2014 de la fondation Louis-Vuitton, conçue par Frank Gehry, Bernard Arnault a de la suite dans les idées lorsqu’il s’agit de confisquer le cœur de Paris pour y faire l’étalage de son goût « fondé sur le caprice et l’ostentation ».

Les deux réalisations architecturales dues à LVMH illustrent le double mouvement, étudié notamment par David Harvey, auquel le capitalisme tardif contraint les métropoles désireuses d’attirer investissements, sièges sociaux de multinationales et foules de touristes. D’un côté, chaque ville tente de se singulariser par des réalisations architecturales et des réappropriations de bâtiments remarquables : musée Guggenheim – Frank Gehry, encore lui – à Bilbao, transformation du quartier londonien de Canary Wharf en une nouvelle « City », fondation Pinault dans le Palazzo Grassi de Venise, etc. De l’autre, cette course à l’accumulation de capital symbolique collectif mène à des processus d’uniformisation, avec l’implantation, de Liverpool à Barcelone en passant par Berlin, des mêmes centres commerciaux et des mêmes chaînes de fast-food et de prêt-à-porter.
Dévitalisation de l’urbain
Jean-Christophe Bailly ne condamne pas toute forme de changement du tissu urbain. Paris évolue et cela fait sa beauté et son intérêt que chaque promenade soit l’occasion d’une interaction avec ses couches d’histoire enchevêtrées. Mais, avec les transformations des dernières décennies, la capitale subit un processus de « dévitalisation » : sa marchandisation et sa « patrimonialisation gélifiante » effacent ses singularités, la fossilisent, la lissent.
Un exemple parmi les déambulations de l’auteur : la galerie Vero-Dodat, inaugurée en 1862 et reliant sur 80 mètres les rues Jean-Jacques Rousseau et du Bouloi, a abrité des commerces en tout genre – café, antiquaire, marchand d’estampes… Le passage est aujourd’hui devenu un « tunnel de boutiques de luxe » : sa forme est intacte mais l’énergie que lui conférait son côté composite s’est envolée.

Les passages, dont Walter Benjamin a fait en 1934 le symbole du Paris du 19e siècle, voilà pourtant un objet emblématique de l’urbain et de ses potentialités. Lieux des rencontres, « accélérateurs obligés de la surprise », ils synthétisent la ville comme labyrinthe, comme multitude de chemins possibles et d’expériences correspondantes, « un infini de cachettes, de lignes de fuite et de dérivations ». Ils opposent l’imprévu et l’improvisation à l’ordre et à la rationalité aménagistes. Tout comme les comptoirs, lieux de brassage par excellence, aujourd’hui en voie de disparition.

On retrouve la tension entre espace conçu et espace vécu d’Henri Lefebvre – auquel on pense souvent au fil des 37 promenades-chapitres du livre de Jean-Christophe Bailly. Pour le philosophe, l’espace conçu est celui de l’ordre spatial dominant, celui des urbanistes qui découpent et agencent la ville selon les exigences du pouvoir politique et économique. L’espace vécu est celui des usages quotidiens et des innombrables tentatives de réappropriation impossibles à canaliser.
Paris quand même
Cette tension infuse l’ouvrage de Jean-Christophe Bailly, qui raconte un Paris depuis toujours écartelé entre deux conceptions. Celle, surplombante, de la ville comme un espace à cartographier, à circonscrire et à gérer par des « projets » urbains. C’est De Gaulle survolant l’Île-de-France et demandant à Delouvrier « mettez-moi de l’ordre dans ce bordel ! ». Et celle, opposée, de la ville comme lieu d’une réactualisation permanente des possibles dans des espaces propices à l’innovation sociale. Déjà dans La Phrase urbaine, publié en 2013, Jean-Christophe Bailly résumait l’histoire des villes à « un combat permanent entre la production spontanée d’un excès de sens et la canalisation de toutes les formes sociales qui produisent cet excès ».
Dix ans plus tard, malgré les désastres dont il dresse la liste, ses déambulations parisiennes conservent une lueur d’optimisme. Même occupé à documenter les dégâts de la raison marchande sur Paris, il déniche des raisons de ne pas désespérer au fil de ses promenades, sur une place méconnue plantée d’acacias – la place Hébert, dans le 18e – ou dans l’un des 82 marchés de la capitale, ou encore le long d’une allée bordée d’eau et accessible à toute heure – l’allée des Cygnes, entre les ponts de Grenelle et de Bir-Hakeim, dans le 15e. Jean-Christophe Bailly semble continuer à croire en la capacité de la ville à résister aux tentatives de la transformer en une gigantesque marchandise. De quoi citer encore Henri Lefebvre : « Les différences jamais n’ont dit leur dernier mot. Vaincues, elles survivent. »
Jean-Christophe Bailly, Paris quand même, La Fabrique, 2022.
Jean-Christophe Bailly, La Phrase urbaine, Seuil, 2013.
Walter Benjamin, Paris capitale du XIXe siècle. Le livre des passages, Cerf, 2021.
Anne Clerval, Paris sans le peuple, La Découverte, 2013.
David Harvey, Géographie de la domination, Amsterdam, 2018.
Henri Lefebvre, La Production de l’espace, Economica, 2000.
Nicolas Meienberg, La Désincarnation de Paris, Zoé, 1998.
Sur le blog
« Au coin de la rue, l’inconnu – « Ma Rue de l’Ale », J.-S. Bron » (Manouk Borzakian)
« Comment les villes mutent avec le numérique » (Gilles Fumey)
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