
Il faut battre le pavé. Pour inscrire l’émotion, la colère dans l’espace public. Pour tenter de se faire entendre d’un gouvernement devenu sourd. Des lieux symboliques, des gestes qui dérapent vers la guérilla que les images font parler. (Gilles Fumey)
Il y a mille manières de manifester. Pour les géographes, la police et les politiques, l’une des données est le parcours. Un exercice physique, mais aussi un exercice politique, voire géopolitique quand il a un message international, comme ce fut le cas dans les rues de Paris après l’attentat contre Charlie Hebdo, le 11 janvier 2015.

Comment se décide une manifestation ? Olivier Filleule et Danièle Tartakowsky rappelaient que les origines (très) lointaines sont à rechercher dans les marches d’exode que la Bible a mise en récit dans le livre éponyme. Les défilés actuels en France prennent racine dans la colère comme celle qui s’exprima spontanément en octobre 1789 contre le roi Louis XVI, de Versailles à Paris. Ils remontent à la fin du 19e siècle lorsque les villes ont pu offrir des «percées» aux cortèges qui marchent «vers quelque chose, vers un avenir meilleur». Un système de pouvoir qui a ses racines aussi à Athènes, Rome, Venise où les processions avaient un rôle multiple.

Pour les géographes, on marche surtout sur un parcours symbolique. À Paris, les symboles s’appellent souvent «Nation», « République», «Bastille», «Concorde», des toponymes aux fortes charges historiques et philosophiques. Pour ce 7 mars 2023, ce sont les grands boulevards de la rive gauche, moins essentiels à la circulation que ceux de la rive droite et des toponymes décalés par rapport au sujet de la manif : boulevard de Port-Royal, place d’Italie… Y a-t-il eu une intention de saper le message ? La préfecture de police privilégie les grands boulevards haussmanniens qui permettent des expressions théâtrales de la protestation : chants, slogans, banderoles et pancartes espérant entrer dans la légende grâce aux images glanées à la sauvette, clichés et films circulant sur les réseaux sociaux et dans les médias de masse. Il faut construire une image du groupe « pour soi-même et pour autrui » selon Danielle Tartakowsky. La soustraction des espaces publics à la circulation automobile n’est que très rarement posée comme une question.

Dans les autres villes françaises, places et avenues sont réquisitionnées sur le même modèle. Statues, lieux publics comme les hôtels de ville, les préfectures, les rectorats accueillent la colère, diffusée parfois dans une forme de bonne humeur de kermesse, pouvant, brutalement, être brisée par des «casseurs», bêtes noires des marcheurs pacifiques. Du mode de la fête, on passe à celui d’une guérilla que les protections policières, les guets apens, les sirènes, les gaz lacrymogènes, les flash balls alimentent. La guerre des images est déclarée pour nourrir les médias ou les procédures judiciaires.
Avec les gilets jaunes armés de smartphones, les manifestations ont pris une autre tournure. Les lieux étaient, non pas ceux des marcheurs, mais ceux des automobilistes. Le blocage n’a pas été systématique. Et la ritualisation du «samedi manifestant» sur plusieurs mois a donné un écho d’autant plus fort qu’il y eut des attaques sur des lieux symboliques comme l’Arc de triomphe parisien, lieu de culte républicain du Soldat inconnu. La visibilité a été assurée à l’échelon individuel par la production d’images sur réseaux sociaux qui précède souvent la validation à l’échelon collectif du journal télévisé.
Tout est fait pour mobiliser le plus de monde possible. Le jour et la date comptent, l’heure aussi, entre le matin pour les ouvriers qui partent depuis leur usine, l’après-midi pour les professions qui visent un rassemblement devant un lieu symbolique comme la préfecture, en milieu rural. Le samedi pour tous et les dimanches pour les familles ou lorsqu’on veut le défilé le plus impressionnant possible.
La bataille des chiffres

La manifestation doit frapper les esprits. Le nombre de manifestants fait toujours partie de cette info paresseuse et bavarde qui permet de construire un rapport de forces, dans le cas des grèves. Comment lire le nombre dans la profondeur de l’événement : augmentation par rapport aux précédentes manifestations ? Opinion favorable ou non ? Point de départ d’un conflit ? Aboutissement ? Quels ont été les impacts des cortèges de ce type dans le passé ? Et il n’y a pas que les chiffres. Souvent, le cortège démarre d’un rassemblement marqué par un discours destiné à porter un message. Dimanche 11 janvier 2015, les personnalités internationales comme Angela Merkel avaient leur place sur le défilé, leur présence à elle seule était leur message.
Lorsque la géographie ambulatoire ne suffit pas, les manifestations deviennent des sit in inspirés des luttes contre la guerre du Viêtnam aux États-Unis, ou des rondes des obstinés à laquelle participaient des géographes de Paris-VIII-Saint-Denis en 2015.
Qu’elle soit celle «obstinée» sur un point symbolique ou ambulatoire dans les rues d’une ville, la géographie rappelle qu’il n’y a pas mieux que l’espace public pour se faire entendre. Pour les syndicats, Macron, comme Mitterrand en 1984, devrait l’apprendre à ses dépens.
Oliver Filleule & Danielle Tartakovsky, La manifestation, Presses de Sciences Po, 2013.
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