Non pas universel, mais « pluriversel »

Plurivers

Contre l’idéologie du développement, Plurivers présente des visions du monde et des pratiques radicalement différentes qui, de tous les continents, pointent vers des futurs écologiquement sages et socialement justes. (Gilles Fumey)

Dans le grand chambardement climatique si complexe avec des politiques dans le déni, le risque est grand de laisser-faire, laisser tomber, tant la tâche est colossale. Rien de tel pour ne pas perdre pied que d’avoir sous la main, non pas un livre épais dont le temps nous manque pour en venir à bout, mais un outil de connaissances qui classe, hiérarchise, trie, alerte sur l’essentiel. Plurivers. Un dictionnaire du post-développement présente plus de 100 articles sur les alternatives au processus dominant de développement mondialisé. Un « époustouflant dictionnaire de concepts régénérateurs » pour « les résistances collectives fabricant un monde pluriversel » selon le mot de l’anthropologue Barbara Glowczewski.

L’idée est de comprendre aussi ce qui s’est passé avec ce qu’on a mis en avant : le développement.  Wolfgang Sachs écrivait, au moment du Sommet de la Terre en 1992 : « L’idée de développement se dresse comme une ruine dans le paysage intellectuel », une idée largement due à Ivan Illitch… Aujourd’hui, la nécrologie du « développement, ce mot plastique, creux, avec une signification positive » est à signer d’urgence, tant la « promesse » faite par Harry Truman en 1949, le premier à parler de régions« sous-développées », est révolue depuis longtemps. « La vie quotidienne est, pour beaucoup, une question de survie plus souvent que de progrès ». Qu’il y ait eu des succès en certains lieux, nul ne le conteste, mais au prix de quelles inégalités, quels dommages environnementaux… Pour Sachs, il reste trois récits répondant à la peur de l’avenir : celui de la « forteresse » (le néonationalisme, tel celui qui sévit en Europe actuellement), celui du « mondialisme » (très en vogue hier) et celui de la « solidarité » (toujours à recommencer).

L’outil Plurivers compte trois étapes : 1) Le développement et ses crises, tel qu’il est vu par des chercheurs appartenant à chaque continent ; 2) L’universalisation de la Terre avec les solutions réformistes ; 3) Le Plurivers des peuples et ses initiatives transformatrices, qui recueille différentes visions du monde, issues de communautés autochtones, de quartiers urbains, de mouvements environnementaux, féministes, spirituels aspirant à la justice. Telle est la « diversité des points de vue sur le bien-être planétaire ».

La tâche est immense : mais les réponses sont riches, argumentées pour des solutions réformistes. Non pas seulement réduire la pauvreté dans le monde, comme le suggère l’ONU, mais s’interroger sur ce qui la provoque et, selon les auteurs, une « mondialisation néolibérale très agressive » avec toujours en point de mire la « croissance », « l’économie verte ». La « durabilité » est une idéologie qui ne prend pas en compte « la violence étatique, les monopoles commerciaux, le néocolonialisme et les institutions patriarcales », ne pratique pas assez la démocratie directe, n’intègre pas « les limites biophysiques », repose sur « l’adoption arbitraire du PIB comme indicateur », valorise le capital privé, la science et la technologie comme panacées, promeut un consumérisme illimité, bâtit « des architectures néolibérales de gouvernance globale reposant sur une gestion technocratique étatique et multilatérale ».

Plurivers pose, en face, des questions sur ce qui va mal dans la vie quotidienne, qui en est responsable, à quoi pourrait ressembler une vie meilleure et comment y parvenir. Le monde pluriversel marqué par une multitude de mondes cohabitants, de peuples vivant dans la dignité et la paix, surmontant les attitudes patriarcales, le racisme, où l’on réapprend à faire partie de la nature, en abandonnant le progrès pensé par la croissance. « Nous imaginons une confluence mondiale d’alternatives favorisant des stratégies de transition, y compris dans la vie quotidienne » en déconstruisant le développement.

L’économie – ou le secteur productif – ainsi appelée dans le Nord global, est en train de détruire ses propres fondations sociales et écologiques. De nombreuses femmes défient cet ethos du développement. Plurivers leur donne la parole dans de copieux articles comme écoféminisme, féminismes du Pacifique, nord-américains, caribéens, nouveaux matriarcats… D’autres enjeux, comme les violences faites aux enfants, aux animaux, comme l’extractivisme, ont été remis dans leurs contextes.

Pour valoriser les « communs », Plurivers mène une large réflexion sur le sens de « communauté », y compris critique, « comme un objet inachevé » qui s’oppose à l’idée « occidentale d’un monde unique, connu de la science moderne seule et gouverné par sa propre cosmovision ».

Parmi les entrées multiples de Plurivers, on peut recommander « Développement – pour les 1% » de Vandana Shiva, ces mots terribles d’un chef de village du Pacifique, « Les étrangers ont l’habitude de nous dire que nous devons changer », la remarquable critique du développement durable par le Norvégien Erik Gomez-Baggethun, l’éthique du canot de sauvetage. L’article « Génie reproductif » de Renate Klein rappelle que « la stratégie des industries du génie reproductif consiste à exploiter le désir d’avoir un enfant biologique et, plus récemment, à exploiter la peur des femmes d’êtres jugées indignes de se reproduire ».

Plurivers consacre des dizaines d’entrées à des initiatives dont on ne parle jamais et qui, pourtant, « transforment » le monde.  Connaissez-vous « agaciro » ? « agdals » ? la « biocivilisation » ? le « convivialisme » ? « l’écologie jaïne » ? « kametsa asaike » ? « kawsak sacha » ? « minobimaatisiiwin » ? « nayakrishi Andolon » ? les « ontologies marines » ? « prakritik swaraj » ? « sentipensar » ? « tikkou olam judaïque » ? « Ubuntu » ? Et s’il s’agit de « souveraineté énergétique », les auteurs espagnols et latino-américains qui rappellent l’émergence du concept en Amérique du Sud pour contester la privatisation des services de base par les sociétés transnationales, le font dans une tout autre perspective que celle des économistes.

Plurivers jette résolument son ancre dans le post-développement pour « empêcher la destruction du monde » (Hervé Kempf). Il nous ouvre les portes d’un autre monde possible, sans distinction de valeurs sur les concepts émergents des peuples aspirant à « une société en paix avec le cosmos et avec elle-même » (Kempf).


Ashish Kothari, Ariel Salleh, Arturo Escobar, Federico Demaria et Alberto Acosta (dir.), Plurivers, Wildproject, 2022, 25 €.


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2 réflexions au sujet de « Non pas universel, mais « pluriversel » »

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