Mers, abîmes : des mondes en conquête permanente

François Bellec - La Mer

En géographie, il y a toujours de nouvelles frontières. Terrestres, aériennes, maritimes. La passion pour les mers et les océans est toujours intacte depuis l’Antiquité. Et l’on commence à s’apercevoir que tout reste à faire. (Gilles Fumey)

Fernand Braudel aimait à dire que la France, dans son histoire, avait « raté la mer ». La colonisation lui a pourtant donné le deuxième domaine maritime mondial qui va subir, à l’avenir, des contestations. En attendant, elle a donné des générations d’officiers, de peintres et d’écrivains dont François Bellec est l’un des membres les plus éminents. Avec La mer, une grande aventure française, il emmène ses lecteurs dans une odyssée avec les collections du musée national de la Marine pour mieux comprendre le paradoxe d’un pays bien pourvu dans ses accès à la mer et, au fond, un peu distant vis-à-vis de la mer, eu égard à ses voisins européens.

La France a-t-elle besoin de la mer ?

Telle est la question posée par François Bellec sans tergiverser : « Oui, depuis des siècles, et pour longtemps encore. » Des Phéniciens aux Portugais, des Maoris aux Persans qui ont fait connaître et domestiqué la mer, les humains leur doivent-ils, pour les deux tiers, d’habiter à moins de cinq cents kilomètres d’un littoral ? Bellec reconnaît que les Français aiment ce mot de Sully sur la France alimentée des deux mamelles que sont labourages et pâturages et « n’ont jamais vraiment compris à quoi servait la mer ».

Bellec collectionne pour eux tout ce qu’un musée national conçu au début du 19e siècle a pu conserver depuis les premières intentions de Colbert, créateur de l’Académie de marine à Brest cent cinquante ans plus tôt. Avec en tête l’avertissement de Valéry à l’entrée du musée (« Ami, n’entre pas sans désir »), on entre dans le musée de François Bellec par l’arsenal de Rochefort qui signe « le règne, la puissance et la gloire » de la France embrassant alors sa vocation marine. D’aucuns maudiront les galères du Roi-Soleil, fussent-elles censées avoir servi la liberté d’Athènes, la suprématie de Venise, la chrétienté à Lépante… Toute la batellerie de cette époque porte des ornements qui témoignent d’une coquetterie toute française. Tout comme les marines de Joseph Vernet qui fascinaient Diderot…

La Boudeuse et L’Etoile arrivent devant Tahiti en 1768
© Composition de Gustave Alaux (XXe s.)

Au musée de la colline de Chaillot, nous partons à la découverte de la France en Amérique, ses maquettes de navires, les toiles des batailles navales et la catastrophe qu’a été la Révolution française pour les 1600 officiers de marine dont le corps a été supprimé en 1791. Bougainville, Monge partirent, ce fut bientôt Trafalgar. Bonaparte crée six préfectures maritimes (Dunkerque, Le Havre, Brest, Lorient, Rochefort et Toulon) et Napoléon fulmine contre Decrès : « Qui m’a foutu un ministre comme vous ? »

La mer nous entraîne sur la terre

Les arsenaux réclament de la matière première ligneuse pour construire les navires. Il faut 2800 chênes centenaires pour construire un vaisseau de 74 canons. Toutes les forêts françaises sont mises à contribution et bien des fournisseurs dans le reste de l’Europe. La physique, les mathématiques sont enseignées dans une Ecole des constructeurs dès 1741, fondée par le brillant Duhamel du Monceau. Cherbourg, poste avancé sur la Manche, tout comme Lorient, Brest, Toulon auparavant, sont des ports essentiels au prestige de la marine. Bellec fait le lien entre les fuseaux porte-torpille à propulsion à air comprimé (1863) et les premiers sous-marins (1899) dans la rade de Cherbourg.

Combat du Redoutable (29 Vendémiaire an 14), engagé à Trafalgar contre Nelson
© L.-P. Crépin (1806)

Sur mer, la navigation est un art. Astronomes et cartographes sont mis à contribution pour rendre les mers praticables. Les échanges avec les Britanniques n’ont jamais cessé malgré les bisbilles géopolitiques. Octants, sextants, cercles à réflexion ou géodésique répétiteur à deux lunettes, horloges, régulateurs à tourbillon, chronomètres à suspension, baromètres de Fortin, barographes, boussoles, compas, sillomètres, magnétrons, échomètres et bien d’autres, tous ces outils ont été conçus à force de science pour domestiquer l’immensité, pour dialoguer avec les vents et s’orienter par les cartes.

La passionnante aventure du premier méridien tout comme les mauvaises interprétations des messages envoyés au Titanic donnent une idée de la somme de compétences accumulées pour que les mers puissent être parcourues sans danger. Au fur et à mesure qu’elles gagnent en précision, les cartes anciennes montrent le travail accompli par les scientifiques pour dresser des planisphères qui n’induisent pas en erreur les explorateurs comme Cook et Lapérouse, particulièrement ambitieux. Sans oublier les découvertes incessantes, telle la nature ondulatoire de la lumière par Fresnel en 1823, qui permit d’équiper tous les phares du monde.

De surprise en surprise, on apprend que New York s’est d’abord appelée Angoulême en 1524 grâce à l’explorateur florentin Verrazane. Les ambitions françaises sont contrariées par l’Espagne et le Portugal qui rasent Fort Coligny au Brésil et Fort Caroline en Floride vers 1565. Avant d’autres prises de possession comme celle de la Louisiane en 1682 par Cavelier de La Salle. On suit les multiples expéditions vers le Pacifique Sud au début du 19e siècle annonçant des traités de tutelle et de mise en valeur des terres insulaires. Tahiti n’est pas la moins désirée : « Bougainville fondit sous son charme. Pierre Loti y cueillit son nom de plume. Le médecin de marine Victor Segalen offrit à sa culture ancestrale la plus belle oraison funèbre », écrit Bellec. Avec en ligne de mire à cette époque, sous Louis-Philippe, grâce à Dumont d’Urville, le pôle Sud (Antarctique).

La galerie de portraits, tous très attachants, est impressionnante : Marion-Dufresne, Bellot, Charcot, Jules Verne… Pas un de ceux qui ont « fait la mer » et son imaginaire ne manque. Les peintres comme Monet, Boudin, Signac, les ingénieurs comme Piccard, Fréminet, toute la cohorte de ceux qui renouvellent la construction navale, du petit gabarit jusqu’au Transatlantique jusqu’à cette passion muséale qui étreint les visiteurs de cet antre à nul autre pareille sur la colline de Chaillot.

Sous la mer

Mais l’aventure ne finit jamais. L’Océan est le lieu de tous les fantasmes. Les pionniers de l’océanographie sont aussi bien ceux qui dessinent les chatoyantes planches scientifiques de Nematonurus et autres Grogonocephalus que ceux qui suivent les premières expériences sous l’eau du Nautilus vers 1880 après des essais dans la Seine en 1844, la mise au point des scaphandres et des « pieds lourds » précédant les opérations de plongée autonome pour la chasse sous-marine vers 1930.

Cette histoire technique des matériels ne cache pas les déconvenues et les drames vécus par les marins, scientifiques, médecins et pharmaciens qui luttent pour développer les interventions des démineurs ou des nageurs de combat. La part de rêve de cette vie subaquatique conduit certains au loisir, y compris dans la fouille des épaves ou, tout simplement, la beauté des fonds sous-marins.

Reculer les limites est l’ambition de chaque génération marquée par les exploits dans l’espace, à l’origine de quelques vocations d’astrononaute-océanaute. Les habitats de Sealab, les laboratoires comme Hydrolab bâtissent des prototypes qui se sont largement inspirés des sous-marins dont les premiers furent lancés en 1863 (CSS H.L. Hunley) et 1888 (Gymnote). L’observation des abîmes depuis les hommes du Capitaine Nemo de Jules Verne (1869) jusqu’aux nautiles de l’Ifremer ne fait que commencer. Car 70% de la surface du globe (jusqu’à 11 000 m de profondeur) et l’ignorance dans laquelle on est pour comprendre le fonctionnement des masses d’eau, leur composition chimique, la stratification très mobile des océans, tout cela ouvre des perspectives à l’infini. Les premiers robots (1999) posent les câbles, fouillent les abîmes mais font perdre un peu de l’esprit d’aventure. Enfin, pas toujours puisque Laurent Ballesta n’a pas répugné à se faire filmer à 120 m de profondeur dans l’océan Indien face à un cœlacanthe. Cousteau, Rougerie œuvrent pour une vision « mérienne » du monde, persuadé, pour le second du moins, que l’avenir de la planète est en mer. On ne demande qu’à le croire.


François Bellec, La Mer, une grande aventure française, De Monza, 2021.


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