Gotham, entre décadence et espoir

Batman
Batman en 1939 (wikipedia.org/)

La sortie d’une nouvelle adaptation des aventures de Batman offre l’occasion de s’intéresser à la ville où le super-héros tente de faire régner la justice. Gotham City, personnage à part entière évoluant au fil des versions et raison d’être de l’homme-chauve-souris, méritait une petite géographie. (Renaud Duterme & Manouk Borzakian)

Voilà bientôt un siècle que Bob Kane et Bill Finger ont créé, dans un numéro de Detective Comics de mai 1939, le super-héros Batman, milliardaire respectable le jour et justicier la nuit. Opérant d’abord à New York, le Chevalier noir se voit associer dès 1940 à la ville fictive de Gotham City, dans laquelle évolueront d’autres héros de l’univers DC Comics, comme Green Lantern et Black Canary.

Batman: Le Défi
Gotham City, ville verticale (Batman : Le Défi – 1992, réal. Tim Burton © Warner Bros.)

Pour l’historien William Blanc[1], l’homme-chauve-souris constitue le pendant inquiétant et ambigu de Superman. L’« homme d’acier », créé un an plus tôt, incarne l’optimisme et la foi dans le progrès de l’humanité – au moins à ses débuts. À l’opposé de la lumineuse Metropolis, Gotham est parcourue de rues obscures tombées aux mains des pires bandits et rappelle plutôt une autre Metropolis, celle du film de Fritz Lang. Elle donne leur tonalité sombre aux aventures de Batman.

Où est Gotham ?

Incontestablement, Gotham City se trouve aux États-Unis. La ville concentre de nombreux traits de l’idéal-type urbain nord-américain. Gratte-ciel, downtown, étalement urbain, plan en damier, architecture moderniste, climat tempéré, omniprésence de l’automobile, métro aérien. Sans oublier les ruelles sombres et mal famées des environs immédiats du centre d’affaires, image d’Épinal véhiculée depuis les années 1950 par le cinéma néo-noir. Bref, des caractéristiques donnant naissance à un subtil mélange art-déco entre Chicago et New York, rehaussé des représentations urbaphobes que se fait Hollywood des mégapoles.

Gotham City
La « vraie » carte de Gotham City
Gotham Archiveshttp://batmangothamcity.net/gotham-city-map-archive/#)

Le plan de la ville fait d’ailleurs penser à la Grosse Pomme (aussi surnommée Gotham), en particulier la presqu’île raccrochée au continent par de multiples ponts. Tim Burton, qui a réalisé Batman en 1989 et Batman : Le Défi en 1992, explique sa vision de Gotham, version claustrophobe de New York : « si vous prenez la perspective de New York et vous la resserrez un peu, les immeubles seront un peu plus hauts, plus grands et plus lourds. La juxtaposition de styles sera un peu plus ramassée : du grès enchâssé dans du métal. Je vois le décor comme une extension des personnages, et je voulais créer un terrain de jeu où ces timbrés puissent évoluer. Un endroit unique, ni trop futuriste, ni trop d’époque. Ça pourrait être le présent ou ça pourrait être n’importe quand »[2].

Certains lieux sont emblématiques de la ville par le rôle qu’ils vont jouer dans l’histoire du super-héros et de son entourage. Le manoir de Bruce Wayne bien sûr. La ruelle sombre où il a assisté au meurtre de ses parents, traumatisme fondateur expliquant l’émergence de Batman. L’asile d’Arkham dans lequel sont enfermés la plupart de ses ennemis. Ou encore l’usine chimique dans laquelle le futur Joker tombe dans une cuve d’acide, évènement à l’origine de la transformation du super-méchant.

Gotham City
Gotham City dans Batman, The Animated Series (1992)
Avec des décors peints sur papier noir pour souligner la nature ténébreuse da la ville.

Comme tout lieu, Gotham City rend compte des évolutions socio-économiques de la société nord-américaine et illustre les dernières phases de la désindustrialisation des villes. Alors que l’on aperçoit encore quelques usines dans les versions de Tim Burton, on les voit peu à peu disparaître au profit d’une ville de bureaux, en particulier dans les trois volets de Christopher Nolan. La ville témoigne de la transformation post-industrielle des sociétés occidentales et, en bon géographe, le chef décorateur de Nolan, Nathan Crowley, précise : « notre Gotham était un lieu de commerce, pas d’industrie. Les villes modernes sont commerciales, pas industrielles. Gotham est un lieu décadent, mais on ne voulait pas voir de cheminées. On voulait le chaos d’une ville qui s’est naturellement développée, confinée dans les limites imposées par l’eau »[3].

The Batman
Gotham City, ville postmoderne (The Batman – 2022, réal. Matt Reeves © DC Films)

En 2022, finalement, Gotham évoque plus la Los Angeles futuriste de Blade Runner – elle-même inspirée de la Metropolis de 1927, la boucle est bouclée – que la ville aux airs gothiques de Tim Burton. Embouteillages, façades recouvertes d’écran publicitaires, foule grouillante, autoroutes urbaines, Matt Reeves nous emmène au bout du cauchemar urbain.

Babylone des temps modernes

Contrairement à la plupart des histoires de super-héros, au moins celles de « l’Âge d’or » des années 1940-50, l’univers de Batman se caractérise par sa noirceur. Et la façon dont est représenté l’espace, à travers Gotham donc, joue un rôle fondamental, avec son architecture quasi fasciste (lignes droites, verticalité, bâtiments épurés, statuaire monumentale) contrastant avec une situation sociale débridée au pied des immeubles.

Car comme le dit le Batman de 2022, Gotham est une ville qui s’autodévore. Gangrénée par la criminalité, les mafias et la corruption (police, magistrats, politiciens), la cité concentre l’ensemble des maux attribués à la décadence urbaine : absence d’espaces verts, quartiers délabrés, insécurité, pollution, congestion, pauvreté, toxicomanie. Bref, autant de vices matérialisés dans des lieux emblématiques tels que des bâtiments abandonnés, des logements insalubres, des stations de métro malfamées ou encore des casinos et discothèques clandestines. Le tout sous une nuit quasi permanente, une météo pluvieuse et des températures automnales.

En somme, Gotham est un fascinant temple de l’orgueil et du vice, irrécupérable aux yeux de la plupart des personnages.  Comme l’écrivait déjà un scénariste du Batman de 1989, « Gotham est comme la ville de demain : des angles abrupts, des ombres inquiétantes, dense, surpeuplée, suffocante, un enchevêtrement aléatoire d’acier et de bêton, s’auto-générant, presque souterraine d’apparence… comme si l’enfer avait traversé les trottoirs et continuait de se propager »[4].

Gotham, un Phoenix

De ce fait, quiconque veut libérer le monde de ses péchés devra commencer par Gotham. C’est l’objectif de plusieurs super-vilains, autoproclamés sauveurs de l’humanité, au fur et à mesure des séries dérivées. De Ra’s al Ghul à Bane en passant évidemment par le Joker (même si, pour lui, le chaos est une fin en soi), la grande ville aura connu bien des destructions. À commencer par les différents ponts la reliant au continent, accentuant encore cette idée de concentration de vermines déconnectée de son arrière-pays.

C’est là qu’intervient notre chevalier noir, l’un des seuls, avec son majordome Alfred et le Commissaire Gordon, pour qui Gotham mérite d’être sauvée. La ville, meurtrie, finit toujours par faire preuve de résilience et renaître de ses cendres. Le lieu revêt une dimension quasi religieuse, accentuée par le parcours de Bruce Wayne, et donc de Batman. Car c’est bien Gotham qui a créé Batman à travers le meurtre des parents de Bruce. Celui-ci ne peut se résigner à l’abandonner et à baisser les armes.

Le bras de fer est permanent entre les forces du désordre et celles de la rédemption de la ville, poussant à de nombreuses reprises Batman à questionner le sens de son action. L’ambivalence est un trait commun à la fois au héros et à la mégapole. Laissons le mot de la fin au fidèle Alfred pour illustrer cette ambivalence : « les choses doivent parfois s’empirer avant de s’améliorer ».


[1] Super-héros, une histoire politique, Libertalia, 2021 (réédition augmentée en poche).

[2] Cité dans Andrew Farago et Gina McIntyre, L’histoire complète du chevalier noir, Huginn & Muninn, 2019, p. 169.

[3] Ibid., p. 297.

[4] Ibid., p. 168.


William Blanc, Super-héros, une histoire politique, Libertalia, 2021.

Andrew Farago et Gina McIntyre, L’histoire complète du chevalier noir, Huginn & Muninn, 2019.


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