
Il faut lire Paul Ardenne qui déclare sa flamme à sa moto : « Ma moto est mon corps, je suis le sien, nous nous comprenons. Nous endurons ensemble et devenons solidaires, amis, amants. » On peut se demander ce qu’il endure et s’il sait ce qu’il fait endurer aux autres par le bruit. Petite enquête sur nos espaces sonores déchirés par les motards. (Gilles Fumey)
Dans le feutre de la BNF, en décembre 2019, le Décibel d’or était remis à Bruitparif, une association qui développe Méduse, un dispositif destiné à mesurer le bruit. Cet appareil communicant fait stocker les données sur un cloud privé, en mentionnant l’origine du bruit. Du coup, sont nées les premières cartes du bruit toutes origines (chantiers, circulation, loisirs, ventilation…). Des communes de la vallée de Chevreuse et Paris sont intéressées depuis l’été 2019 avec l’objectif de sanctionner les véhicules trop bruyants comme la loi le permet.

Pourtant, les pétards des motards n’ont pas entamé leur ivresse qui en conduit un certain nombre à trépas. Paul Ardenne en donne la liste avant de vanter sa monture instable « dans le lignage des romans de chevalerie ». « Quand on a conduit des motos surpuissantes dans l’unique but de les pousser à leur extrémité, on ne peut plus regarder ces machines sans pressentir en elles cette potentielle promesse d’orgasme dont elles sont les ambassadrices autoritaires. » On passera à Paul Ardenne le chant de la mort intense et vertigineuse, fusionnelle (« la moto se désintègre, le corps se désintègre »).
Mais on lui passera moins de n’éprouver aucune gêne de courir après le rêve romantique d’un rebelle qui roule « vite, fort, bruyamment » mais surtout « seul » avec sa machine, même lorsqu’il est en horde. Au diable ses pâmoisons au chant de ses vibrations depuis le régime clapotant d’un petit bateau jusqu’à ces 4500 tours/minute, vacarme « d’une furie mécanique emballée comme une vierge folle » qui le fait se sentir possédé par les dieux !
On est loin de ces embardées avec celles et ceux qui subissent le bruit dans les grandes villes et aux abords des autoroutes urbaines, à qui ces vrombissements, selon la médecine publique, valent « un an de vie en moins ». « Pourquoi les motos sont-elles autorisées à rouler à plus de 90 décibels pour certaines, voire 100, plus qu’une tondeuse à gazon et autant qu’un marteau-piqueur ? », se fâche Aurélie Solan, conseillère environnement à la mairie de Paris[1]. « Selon l’OMS, l’exposition globale au bruit routier devrait être de 53 dB le jour et 45 dB la nuit. On est donc très loin du compte ! » fulmine la conseillère. Le cerveau humain est très atteint par la pollution sonore qui accroit les risques d’AVC et les problèmes d’apprentissage.
On se demande parfois où sont les trente-cinq agents de la mairie de Paris qui contrôlent le bruit des deux-roues (et pas seulement des motos). Quel cycliste pris dans l’enfer des deux-roues les a déjà croisés ? On doit se contenter de les savoir aidés par les capteurs Méduse de Bruitparif, qui attrapent les motos dont certaines dépassent allègrement les 115 dB.

Les motards de la pub de leur mutuelle dédiée sont-ils sympas comme les routiers de jadis ? Certains ne mentent-ils pas lorsqu’ils plaident le droit d’être entendus des voitures lorsqu’ils roulent ? Si, bien sûr, répond la Fédération des motards en colère, pour qui « conduire en sécurité, ce n’est pas rouler pleins phares et faire du bruit. C’est même crétin comme démarche. Une moto, vous ne l’entendez pas quand elle arrive mais quand elle vous dépasse ! Pour rouler en sécurité, un motard doit se rappeler qu’il est ‘invisible’ pour les autres véhicules et il doit donc conduire prudemment. »
En attendant, Paul Ardenne nous explique dans Moto notre amour (Flammarion) que les motos sont des musiciennes qu’on choisit à l’oreille. Il évoque des cylindrées, des blocs moteur, des valves de pot d’échappement qui le font frissonner de bonheur, surtout dans les tunnels : ces lieux sont un « miracle » offrant « la possibilité de créer, avec sa seule poignée des gaz, un espace double. D’une part, l’espace du déplacement proprement dit […] et de la projection sonore projetée en avant de la course de la machine. D’autre part, l’espace du son, qui naît d’un autre déplacement physique, volume créé par l’onde sonore », qui ne correspond pas au premier, procurant la même griserie qu’un shot ou qu’une hallucination.
Pour l’instant, nous n’avons que nos yeux pour les cartes du bruit. En souhaitant, avec le retour des terrasses, qu’un État voyeur, sournois et dictatorial puisse terrasser les dragons du bruit.
[1] D. Perez, Le Parisien, 15 novembre 2019.
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