
La rumeur enflait depuis quelques mois. Dans les derniers jours de mars, l’OMTG (Organisation mondiale de la toponymie globale) a rendu son verdict. La nouvelle est officielle : le nord est supprimé. Retour sur une décision qui n’a pas fini de faire jaser. (Manouk Borzakian)
Nommer les lieux n’est pas une affaire innocente. On le sait grâce, entre autres, aux travaux des géographes Frédéric Giraut, Myriam Houssay-Holzshuch et Sylvain Guyot, la toponymie est porteuse d’importants enjeux identitaires et politiques. Les décisions de (re)nommer des lieux et des territoires découlent de rapports de forces entre des visions concurrentes du monde, ne serait-ce qu’à l’échelle des noms de rue.
Même les sciences de la nature sont prises dans les complications de l’art de nommer les portions de l’espace qui nous entoure. L’OHI (Organisation hydrographique internationale) s’écharpe depuis un siècle sur la place à accorder, ou non, à l’océan Austral ou Antarctique – a-t-il une existence à part entière ou n’est-il qu’un prolongement des océans Pacifique, Atlantique et Indien ? L’espace marin allant du continent glacé du pôle Sud au 60e parallèle est présent dans la deuxième édition de la Publication spéciale de l’OHI, en 1928. Mais disparaît de l’édition suivante, en 1953. Avant de ressurgir en 2000 à l’état de projet, dans l’attente d’un accord international sur ses limites exactes.
Quid des hémisphères nord et sud ? C’était l’une des questions au menu de la deuxième réunion du tout jeune organisme en charge des noms de lieux. Un peu à la manière du GATT avant la création de l’OMC en 1994, l’OMTG, qui dépend de l’ONU mais préfère pour l’heure rester discrète, a adopté le principe de « rounds » de négociation démarrant aux solstices et aux équinoxes. Après un round d’observation en décembre dernier, des diplomates représentant 193 pays – les émissaires du Vanuatu et du Liechtenstein manquaient à l’appel pour des raisons qui n’ont pas été rendues publiques – ont mis la main à la pâte en mars.

Pour garantir la neutralité des négociations, la réunion s’est déroulée sur l’Helvétie, un navire de la compagnie suisse CGN remis en état pour l’occasion. Pour la même raison, le bateau a jeté l’ancre, une semaine durant, au niveau de l’île de Null, située à 0° de latitude et de longitude. Même s’il se murmure que le Vanuatu et les îles Fidji ont dénoncé, dans une réclamation commune, « un choix aux relents européocentristes et néocolonialistes », rappelant que le méridien de Greenwich fut retenu comme méridien d’origine en 1884, au moment de l’apogée militaire de la Grande-Bretagne. Les deux délégations ont suggéré à la place le 180° méridien, sans succès.
Passé ces questions de principe, les discussions, fructueuses, ont accouché d’une décision qui devrait faire date : c’en est fini du nord. Les étudiants en géographie et les amateurs de séries savent, depuis un fameux épisode d’À la Maison Blanche, combien les représentations du monde avec le nord en haut et le sud en bas tendent à graver dans notre inconscient la supériorité du premier. C’est la raison du choix, par l’ONU, d’un planisphère centré sur le pôle Nord et non sur l’Europe. On se souvient aussi du planisphère mis en point en 1979 par l’Australien Stuart McArthur, avec le nord en bas et l’Australie en haut et au centre.

Mais c’est surtout le Nord avec une majuscule, terme qui désigne les pays anciennement industrialisés dominant économiquement et politiquement le monde depuis le 19e siècle, qui s’est attiré les foudres de l’OMTG. Esclavage, colonisation, Division internationale du travail (DIT), il était temps, aux yeux de beaucoup, de mettre un terme à une domination dont les conséquences mortifères ne font plus de doute. La solution s’est donc imposée d’elle-même : la suppression pure et simple du nord.
Il reste de nombreuses questions pratiques et les prochains mois seront riches en tractations. On sait que l’Australie a tenté, en coulisses, de faire oublier son appartenance au Nord. La Corée du Sud, qui occupe une position ambiguë du fait de son récent décollage économique, espère aussi échapper à une annulation pure et simple.
Reste que le principe général est acquis. Et le débat ouvert : « cancel culture » ou juste retour des choses ? Manifestation d’une dérive intellectuelle jusqu’au sein de l’ONU ou courageuse prise de conscience ? En tout état de cause, les éditeurs de manuels de géographie préparent leur tipex.
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