Politique de l’espace-temps

Fuseaux horairesIl y a un demi-millénaire, cinq navires espagnols entamaient ce qui deviendrait le premier tour du monde à la voile. Le paradoxe temporel expérimenté par les survivants illustre les interactions entre temps et espace, et comment celui-ci permet de matérialiser celui-là. Une affaire scientifique, symbolique et politique.

Septembre 1522, dans le port andalou de Sanlúcar de Barradema, accoste la Victoria. Seul navire sur les cinq engagés dans l’expédition, avec à son bord 18 matelots sur les 237 embarqués en août 1519 à Séville, la caraque conclut la première circumnavigation de l’Histoire. Si l’on omet la disparition de près des neuf dixièmes de l’équipage, dont le capitaine de l’expédition, Magellan, transpercé par une flèche empoisonnée sur l’île de Mactan, l’entreprise est un succès : elle a permis de prouver l’existence d’une route occidentale vers les îles Moluques, archipel de l’est de l’Indonésie.

Circumnavigation de Magellan/Elcano

Circumnavigation de Magellan/Elcano – © Sémhur / Wikimedia Commons

Mais une dernière péripétie attend les survivants. Lorsqu’ils atteignent l’Andalousie, les héros ont toutes les raisons de croire, carnet de bord à l’appui, qu’on est le 5 septembre, soit trois ans et vingt-six jours après leur départ. Or on leur assure qu’on est le lendemain, le 6 septembre.

Leur revient alors le souvenir d’un certain jour de mars 1521, lorsqu’une partie de l’équipage, menée par l’Italien Pigafetta, est partie à la rencontre de la population de l’île philippine de Limasawa. En ce vendredi saint, raconte Stefan Zweig dans sa biographie de Magellan, les hommes affamés se voient offrir par le roi Calambou un festin auquel ils ne peuvent résister: même «le pieux Pigafetta», nous dit l’écrivain autrichien, finit par céder et se gave d’une «magnifique viande de porc, grasse et croquante à souhait» et arrosée de vin de palme.

À défaut de trouver une autre explication au prodige dont ils sont les témoins et l’objet, les marins attribuent le jour «perdu» à un châtiment divin. Le Seigneur leur aurait subtilisé un jour pour compenser celui où ils ont omis d’honorer le Christ.

Rajeunir d’un jour dans le Pacifique

Dans son roman L’Île du jour d’avant, Umberto Eco part de cette anecdote pour se livrer à une réflexion sur la manière dont les longitudes, ou méridiens, ces lignes imaginaires reliant les pôles, permettent à l’Humanité de matérialiser le temps qui passe. Le père Caspar, jésuite allemand échoué sur un bateau en plein Pacifique en compagnie du héros du livre, explique à ce dernier que la mésaventure des matelots de Magellan n’avait rien à voir avec une punition céleste.

Le mystère s’explique simplement par le choix des navires espagnols de naviguer vers l’occident. Si l’on fait le tour du monde d’est en ouest, on suit la même direction, relativement à la Terre, que le Soleil. Dès que l’on complète le parcours, on a «rattrapé» le Soleil et, inévitablement, «perdu» un jour complet. Par rapport à une personne restée immobile, on a assisté à un lever et un coucher de soleil en moins.

Les lecteurs et lectrices de Jules Verne se souviennent que l’inverse est vrai. Alors que Phileas Fogg pense avoir perdu de justesse son pari, il réalise quelques heures après son arrivée qu’il a bien accompli son exploit. Voyageant d’ouest en est, c’est-à-dire allant à la rencontre du Soleil, le héros du Tour du monde en quatre-vingts jours a grapillé des minutes au fur et à mesure de son périple – pour être précis : quatre minutes pour chacun des 360 méridiens franchis, soit 1440 minutes, c’est-à-dire 24 heures. Il a vu le Soleil se lever une fois de plus que s’il était demeuré chez lui. De retour en Angleterre, il a «gagné» un jour: croyant être arrivé samedi 21 décembre, il constate grâce à son fidèle domestique Passepartout qu’il a débarqué à Londres le vendredi 20 décembre, autrement dit 79 jours après son départ.

Où commence le monde? Où commence le temps?

Voilà pour la logique d’ensemble : un tour du monde complet vers l’ouest fait gagner un jour, un tour du monde vers l’est le fait perdre. Mais comment matérialiser ces 24 heures de plus ou de moins? À quel moment changer de date sur sa montre? En quel lieu suffit-il d’un pas de plus pour se retrouver la veille ou le lendemain?

Il faut commencer par désigner un méridien d’origine à partir duquel compter. Le méridien de Greenwich fait aujourd’hui consensus et sert de repère pour le calcul de l’heure GMT (Greenwich Mean Time) ou, si l’on préfère, UTC (Universal Time Coordinated). Puis, si l’on parcourt la moitié de la circonférence de la Terre, on atteint le 180ème méridien ou antiméridien, qui relie les pôles en passant à l’est de la Nouvelle-Zélande et en traversant plusieurs îles de l’archipel des Fidji. Sur tous les points de cette longitude, il est exactement 12 heures de plus qu’à Greenwich. Ou de moins. Par conséquent, si l’on franchit cette «ligne de changement de date» vers l’est, il faut retarder sa montre d’un jour, si l’on va vers l’ouest, il faut l’avancer.

Mais pourquoi Greenwich? Pourquoi là et pas ailleurs? Depuis que la question se pose, des douzaines de savants y sont allés chacun d’une proposition plus ou moins arbitraire. Ératosthène, savant grec du IIIe siècle avant J.-C., père des géographes et directeur de la bibliothèque d’Alexandrie, faisait démarrer le monde au détroit de Gibraltar – il faut dire que les Grecs ne s’étaient pas tellement aventurés à l’ouest des Colonnes d’Héraclès. Quinze siècles plus tard, le savant kurde Aboul Fida, dans un fameux traité de géographie, situe l’origine du monde et donc du temps à Cadix, autrement dit à la limite occidentale des conquêtes arabes. Au XVIe siècle, Copernic, plus casanier, trouve judicieux que Frauenburg, sa ville d’adoption, soit traversée par la longitude 0°. Puis Ptolémée, savant grec du IIe siècle de notre ère, semble avoir le dernier mot bien après sa mort, en 1634: par souci d’uniformisation, Louis XIII s’en remet aux géographes et astronomes européens les plus célèbres et ces derniers, influencés par Ptolémée, suivent sa recommandation de situer le méridien d’origine dans une île des Canaries, l’île de Fer, aujourd’hui El Hierro.

Géographie et pouvoir

En 1884, fin de la controverse: les représentants de 25 pays, réunis à Washington, tranchent en faveur du méridien de l’observatoire de Greenwich. Au grand dam de la France, qui attendra 1911 pour se résoudre à ne plus utiliser le méridien de Paris comme référence. L’anecdote, outre la petite blessure chauvine française, révèle les enjeux symboliques et politiques du découpage de la Terre. En cette fin de XIXe siècle, l’Europe maîtresse du monde, et plus particulièrement la Grande-Bretagne maîtresse des mers, s’imposent comme point de repère universel au reste de l’Humanité. Depuis, en dépit d’aménagements locaux parfois importants, l’heure du monde s’aligne sur la marque londonienne.

La connaissance (géographique) du monde passe par un travail de mise en ordre, de quadrillage et d’attribution aux espaces ainsi découpés de noms et de propriétés qui nous apparaissent, ensuite, naturelles et immuables. Au risque d’oublier, si l’on ignore leur genèse, le caractère inévitablement arbitraire – et politique – des différences et hiérarchies découlant des découpages de la planète à toutes les échelles.


À lire sur le blog

« Nouvel An 2021: le temps est une épreuve » (Gilles Fumey)


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