
Dans les rites calendaires croisant la fête du calendrier lunaire qu’est Pâques avec celle du printemps, les sociétés de l’hémisphère nord vivent actuellement la renaissance des plantes. Celle des arbres à fleurs qui précèdent les foliations reste un point d’orgue. Une fascination qui a une géographie. Explications pour le magnolia qui embellit le monde en cette saison.
Alexandre de Humboldt qui aimait tant décrire les plantes tropicales de l’Amérique tropicale dans ses Tableaux de la nature, qui viennent d’être réédités[1], n’a sans doute pas croisé Magnolia grandiflora, cet arbre fleur que Pablo Neruda chanta avec ses vers : « O blancheur, entre toutes blancheurs / Fleur immaculée, amour resplendissant / Odeur de neige blanche et de citron / Secrète secrétaire de l’aurore / Coupole des cygnes / Rayonnante apparition ! »[2]
Cet arbre qui est l’un des plus vieux arbres à fleurs du monde, décline cinq cent cinquante variétés conservées au musée botanique de Nantes. Son histoire est celle d’une géographie qui a échappé au savant berlinois et son complice Aimé Bonpland.
Des arbres et des dinosaures

La science a pu dater ses origines remontant à 130 millions d’années, époque du Crétacé supérieur. Une époque où apparaissent les angiospermes, plantes à fleurs souvent géantes, qui coïncide avec les premiers insectes, notamment les coléoptères qui raffolent de ces fleurs odorantes. Les grès de Nubie gardent les traces d’anciens lacs et mares cernés de savanes et forêts où s’ébattent les dinosaures de la fin du Jurassique. Au tertiaire, près de Sézanne en Champagne, le travertin livre les secrets du magnolia qu’on retrouve au Pléistocène où le nombre des espèces d’arbres se multiplie. Forcés par les glaciations à migrer vers le sud, les magnolias sont arrêtés par les chaînes européennes est-ouest qui les piègent tandis que certains couloirs méridiens asiatiques et le continent américain leur offrent un repli au Japon et en Chine (pour cent cinquante espèces) et en Amérique du Nord (huit espèces sauvages). Le magnolia ne revient en Europe qu’en 1711, un siècle avant que Humboldt et Bonpland partent à la conquête scientifique de l’Amérique.
Sur les bateaux négriers nantais
Il a quitté la Louisiane sur le pont du puissant bateau à voile, le Saint-Michel, un navire appartenant à René Darquistade, futur maire de Nantes, dans des conditions romanesques, affrontant les tempêtes, partageant l’eau tombée du ciel avec les marins. Par précaution, les botanistes Duhamel du Monceau et Barin de la Galissonnière avaient donné leurs instructions pour le « transport par mer des arbres, des plantes vivaces et des semences ». Les bateaux sont souvent des navires négriers chargés en cales de sucre et d’épices et, sur le pont, de plantes aux formes étranges.

À Paimboeuf, avant-port négrier de Nantes, les magnolias sont accueillis dans un « reposoir », un jardin « étape » avant le Jardin du roi à Paris ou chez les nobles qui ont passé commande. Le laurier-tulipier, ainsi qu’on l’appelle, et ses feuilles sombres et lustrées, donne ses premières tulipes au pigeonnier du château de la Maillardière vers 1730 où il doit sa survie en 1764 à l’apothicaire François Bonamy qui l’avait identifié à partir d’une nomenclature de Charles Plumier, théologien botaniste, désignant l’arbre antillais Talauma dodecapetala du nom de son découvreur, Pierre Magnol, en 1703. Une proposition reprise par le Suédois Carl von Linné qui l’inscrit dans son Genera plantarum (1737) et son Species plantarum (1753) en le nommant Magnolia grandiflora.
Les pérégrinations de notre héros végétal américano-nantais sont une succession d’échecs et de sauvetages, le marcottage compensant les blessures par balles (!) lors de la Révolution en 1793. Il mourra entouré de toute l’attention des botanistes en 1849. Pendant ce temps, La Galissonnière, marin, gouverneur de la Louisiane, en ramène un dans sa propriété nantaise en 1737. André Michaux, botaniste de Louis XVI, introduit Magnolia fraseri en 1769, et avec son fils, il fait transporter soixante mille pieds en 1803 de Magnolia macrophylla subcordata. En Angleterre, il est acclimaté depuis la Caroline du Sud par John Colleton en 1728 avant d’être confondu pour un pommier et… abattu.

Des pharmacopées végétales aux jardins d’agrément
Plus récemment, l’Europe accueille des magnolias d’Asie qui sont souvent caducs. Signes de pureté pour les bouddhistes qui l’aiment aux abords de leurs temples, ils sont exportés du Japon (1788), du sud de la Chine (1789) avant les magnolias géants venus de l’Himalaya, tel Magnolia campbelli, vers 1880. Nantes et son « Jardin des apothicaires » créé en 1687 et devenu Jardin royal des plantes en 1719 est un des hauts lieux magnoliesques en France. Le magnolia d’Hectot planté en 1807 (voir ci-dessus) veille sur les onze mille espèces dans ce parc de sept hectares en centre-ville et, à quelques encâblures de là, sur les quinze hectares du parc floral créé en 1971 au bord de l’Erdre. Depuis 1999, les Floralies de Nantes donnent l’exemple parfois kitsch d’un délire de la marchandisation des loisirs.

Les hybridations multiples – et difficiles à suivre – pour les scientifiques donnent au moins une douzaine de genres, deux sous-genres ventilés en deux cents espèces réparties en douze sections. Le seul genre Magnolia compte pas moins de quatre-vingts espèces. Le magnolia de Purpan (de la célèbre école de Toulouse) compte parmi les plus spectaculaires avec ses fleurs doubles, odorantes obtenues par semis de M. grandiflora Galissonniensis plantés avant la Révolution au temps des demoiselles du Barry. Sa ramification atteint plus de mille mètres carrés et vingt-quatre mètres de haut. Grenoble possède un magnifique arbre à la villa La Casamaures datant de la fin du 19e siècle. Le château de Brangues à Sorgues (Vaucluse) fait rêver ses visiteurs avec son tronc de 2,30 m de circonférence. Celui de Hautefort (Dordogne) rivalise avec M. grandiflora de la bambouseraie d’Anduze (Gard).
Magnolias démiurges
Pour Corinne Langlois qui signe un livre magnifique sur le magnolia, cet arbre habite chez les artistes, tels Colette, Proust où la jeune fille du train de Balbec dans Sodome et Gomorrhe a une « chair de magnolia » faite de désir et de peur, d’amour et de mort. Duras, Gracq le Nantais, Ponge, Garcia Lorca, Matisse et sa Nature morte au magnolia (1941) sont tous fascinés par sa masse florale et feuillue. Associé à l’idée de ségrégation aux États-Unis, le magnolia dont les solides branches ont porté des lynchés par pendaison, inspire Billie Holliday en 1939 (Strange fruit).
Dans son livre Le détail du monde, l’historien Romain Bertrand cite Alexandre de Humboldt, visiteur de Goethe et Schiller à Iéna et se demande si les gravures rapportées par le célèbre géographe n’ont pas contribué à rendre visible le fossé entre les choses (plantes et roches) et les mots (les noms savants des plantes et des roches). Certes, mais Humboldt allait bien plus loin : il œuvrait pour une simple « histoire naturelle » à laquelle il associait tous les êtres sans distinction, mêlant science et littérature où lichens et galaxies, enfants et papillons « voisinaient en paix dans même récit. Ce n’est pas que l’homme comptait peu : c’est que tout comptait infiniment. »
[1] Humboldt, De l’Orénoque au Cajamarca, Le Pommier, 2021.
[2] Ode au magnolia, Troisième livre des odes, Ed. Gallimard, trad. J.-F. Reille.
Romain Bertrand, Le Détail du monde, Seuil, 2019.
Corinne Langlois, Magnolia, l’arbre fleur venu du Nouveau Monde, Privat, 2010.
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