L’aménagement urbain est un outil privilégié de mise à distance des plus pauvres. De manière explicite ou plus sournoise, l’architecture urbaine regorge d’imagination pour tenir les indésirables à l’écart. Petit panorama de ce qui se fait de mieux/pire en la matière.
« Mais on ne va pas par-là, c’est au nord !
– Et alors Sherman ? Au moins tu sais ce que c’est ! au moins c’est la civilisation ! Il faut sortir de là ! »[1]
Depuis quelques mois, les enquêtes se multiplient et viennent confirmer combien l’épidémie de Covid-19 a été tributaire des fractures sociospatiales traversant les villes occidentales. Une étude a montré, dans le cas de la ville suisse de Bâle, que le virus s’était propagé plus rapidement dans les quartiers populaires, plus denses et dont la population a moins pu recourir au télétravail. Même constat en France : dans les « quartiers prioritaires de la politique de la ville », la densité, la plus grande proportion de ménages surpeuplés et les caractéristiques du milieu urbain ont pu être corrélées à la surmortalité liée au virus.
Cette logique de ségrégation sociospatiale – et ses conséquences sanitaires aujourd’hui sous les feux de la rampe – n’a rien d’accidentel. Elle découle d’un ensemble de stratégies de découpage visant à séparer les populations et à éviter les contacts.
Architecture carcérale
Dans bien des cas, les choses ont le mérite de la clarté : les dispositifs mis en place ne peuvent avoir d’autres objectifs que d’empêcher l’accès aux personnes visées. En est ainsi du mobilier « anti-sdf » : bancs sur lesquels il est impossible de se coucher ; pointes sur des appuis de fenêtres ou sous des viaducs ; systèmes d’arrosage aléatoire (notamment dans des entrées de parkings) ; traverses sur des bouches d’aérations ; boîtiers répulsifs émetteurs d’ultrasons ou de mauvaises odeurs ; enclos autour des poubelles ; interdiction de la mendicité dans certains quartiers. Ces mécanismes qui furent déjà dénoncés au début des années 1990 par le sociologue Mike Davis, lequel considérait le Los Angeles de l’époque comme une « capitale du futur », dominent les politiques d’aménagement urbain aux quatre coins du monde.
Il existe également d’autres moyens plus discrets, moins connotés négativement et dont l’existence ne fait pas penser à une zone de guerre, qui peuplent le paysage urbain et aboutissent au même résultat. Diminution de la taille des trottoirs par-ci, mobilier décoratif avec préférence pour les cactus sur un espace abrité par-là, œuvres d’art post-modernes sur des lieux où s’asseoir.
Aménagement et exclusion
De manière plus insidieuse, certaines infrastructures nécessaires au fonctionnement de la ville moderne jouent un rôle dans la ségrégation spatiale. Les routes et autoroutes constituent un obstacle infranchissable très pratique pour qui veut séparer des quartiers et/ou des populations. Dans les années 1950, la mairie de Chicago a ordonné de déplacer le projet d’autoroute Dan Ryan Expressway pour qu’elle suive la frontière entre les quartiers blancs et noirs dans le sud de la ville. Avec ses quatorze voies de circulation, « c’était l’obstacle le plus massif que la ville pouvait construire à défaut de construire un mur, pour séparer le South Side blanc de la Black Belt »[2].
Moins imposant, le boulevard de l’Acadie à Montréal sépare le quartier aisé de Mont-Royal de celui, plus modeste et multiculturel, de Parc-Extension. La municipalité a érigé une clôture métallique le long de la route, officiellement pour protéger les enfants du trafic automobile. Mais quand lesdits enfants ont trouvé portes closes le soir d’Halloween, les masques sont tombés et ont laissé entrevoir le véritable objectif de la barrière[3]. À la suite de protestations intenses, les portes rouvrirent à partir des années 2000, même si le boulevard lui, est toujours présent et marque bien une frontière entre les deux populations.
Les routes permettent aussi à ceux qui les empruntent de traverser un quartier en évitant tout contact avec ses habitants. Évoquant le cas de Miami, la géographe Violaine Jolivet soutient que la construction d’axes de transports sur pilotis permettait de relier le centre-ville à ses périphéries entraînant une déconnexion profonde entre les navetteurs et les populations des zones survolées[4]. L’automobile constitue ainsi un outil de ségrégation puisque l’usager, bien à l’abri au sein de son habitacle, est séparé de son environnement immédiat. Cette raison explique sans doute la focalisation de nombreuses municipalités sur le tout voiture au détriment d’espaces piétons et de réseaux efficaces de transports en commun, quand ceux-ci ne sont pas purement et simplement démantelés. L’absence de transports en commun constitue chez les propriétaires un gage de stabilité et de standing de leur quartier. À Bruxelles, le sud de la ville, plus aisé, n’est toujours pas desservi par le métro, ce qui s’explique en grande partie par le refus d’une partie de la population craignant une atteinte à sa tranquillité.
La disparition de l’espace public
La réduction de l’espace public encourage l’idée d’une ville morcelée dans laquelle les différentes parties ont de moins en moins de liens entre elles. Les toilettes publiques furent les premières délocalisées dans les galeries marchandes ou les établissements privés, à savoir des endroits semi-publics où la population est filtrée et surveillée…
Des entreprises instaurent une séparation encore plus nette entre leurs travailleurs et le quartier dans lequel elles se situent, par des parkings souterrains ou des systèmes de passerelles en vase clos permettant de rejoindre un immeuble voisin sans risquer de passer par la rue et se mêler aux classes populaires toujours plus dangereuses.
Et quand bien même certains endroits resteraient officiellement accessibles à tout le monde, un certain nombre de restrictions empêchent malgré tout d’y faire ce qu’on veut. Pour l’urbaniste Élisabeth Pélégrin-Genel, « théoriquement ouverts, les espaces publics sont aussi des espaces d’interdiction, conçus pour intercepter, rejeter ou filtrer toux ceux qui prétendent y séjourner trop longtemps ou s’y comporter autrement »[5].
Ségrégation résidentielle
Le logement constitue un autre terrain d’expérimentation pour mettre à l’écart des indésirables. Certaines communes font tout pour contrer tout projet de logements sociaux. À Paris, ce sont les arrondissements les plus aisés qui en comportent le plus faible pourcentage[6]. Certains quartiers de Los Angeles interdisent la construction de maisons en-dessous d’un certain montant, s’assurant un entre-soi bien préservé.
Le meilleur moyen d’éloigner les plus pauvres reste le prix élevé des habitations. Laisser le secteur du logement au marché constitue un parfait outil pour tenir à l’écart les classes populaires et rend de facto de nombreux endroits inaccessibles. Cette tendance est accentuée par la concentration de logements dans les mains d’un petit nombre d’acteurs (grosses fortunes et/ou fonds d’investissements) considérant le logement comme un investissement et privilégiant de ce fait la location à des personnes de passage plus rentables que les habitants du quartier.
Bien qu’à des échelles différentes, tout ce qui précède fait donc partie du quotidien de l’ensemble des mégapoles modernes. Et à moins de politiques plus redistributrices et d’un contrôle des loyers, l’exclusion restera l’ADN urbain du XXIe siècle.
[1] Dialogue entre deux des principaux protagonistes du Bûcher des vanités, célèbre roman de Tom Wolfe, égarés dans le Bronx après avoir emprunté une mauvaise sortie d’autoroute.
[2] Andrew Diamond et Pap Ndiaye, Histoire de Chicago, Paris, Fayard, 2013, p259.
[3] Marcello Di Cintio, Un monde enclavé. Voyages à l’ombre des murs, Montréal, Lux Éditeur, 2017, pp421-422.
[4] Violaine Jolivet, Miami la cubaine. Géographie d’une ville-carrefour entre les Amériques, Rennes, PUR, 2015, p117.
[5] Élisabeth Pélegrin-Genel, Des souris dans un labyrinthe. Décrypter les ruses et manipulations de nos espaces quotidiens, Paris, La Découverte, 2012, p45.
[6] Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Sociologie de Paris, Paris, La Découverte, 2014, pp98-99.
À lire sur le blog:
« Gated Communities: le paradis entre quatre murs« , de Renaud Duterme
« Locarno 2017: L’expulsion, sport olympique (Favela Olímpica)« , de Manouk Borzakian
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Bonjour et merci pour la pertinence de cette analyse, dont la dernière phrase (au futur très conditionnel) cède au constat tragique.
Plagiant E. Panofsky on pourrait appeler ça : » Structure urbaine et pensée capitaliste ». On se retrouve donc dans l’analyse (indispensable) de l’après-coup, soit de l’empreinte du pouvoir dans un « corps géographique ». La réflexion, si pertinente soit-elle, à donc immanquablement la pente descendante d’une déception, son arrière goût amer, auquel il faudra contrevenir par un engagement collégial d’inventivité (un pétillement) de nos espaces vitaux, perspective inévitablement festive, mutuelle, voire révolutionnaire !
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