Confinée comme beaucoup d’autres villes dans le monde, Bethléem en Palestine vit entre une histoire grandiose – encore que très sujette à caution historique – et une misère qui s’accroît. Au centre des fêtes chrétiennes de Noël, elle voit les archéologues douter de la réalité d’un événement pourtant à l’origine d’une fête de Noël fixée au IVe siècle au solstice d’hiver.
Reprise par Emmanuel Carrère dans Le Royaume, la question de l’authenticité des récits évangéliques saute aux yeux à Noël. Habituellement, les foules pèlerinent vers la bourgade de Bethléem (25 000 habitants aujourd’hui, dix fois plus pour l’agglomération) dans une basilique dédiée à la Nativité du Christ. Un lieu dont on doit la construction à l’épouse de l’empereur Constantin, Hélène, au IVe siècle, l’un des premiers lieux de culte chrétiens, plusieurs fois restaurée. Le territoire est depuis 1995 sous administration palestinienne en vertu de l’accord d’Oslo[1]. La ville du «prince de la paix» est défigurée par un mur de huit mètres de hauteur.
Pas de carte d’identité géographique
Tout a été écrit sur l’incertitude concernant la date de la naissance de Jésus, « un paysan pauvre qui a vu le jour à un moment quelconque entre l’an 4 AEC (avant l’ère chrétienne) et l’an 6 EC (de l’ère chrétienne) dans les campagnes turbulentes de la Galilée »[2]. Où exactement ? Car le Bethléem où les visiteurs se rendent au sud de Jérusalem n’est sans doute pas le vrai. Et encore…
Car l’évangéliste Luc, qui situe la naissance de Jésus à Bethléem à cent vingt kilomètres au nord de Jérusalem, ne nous renseigne pas plus. Erreur aussi ! Elle n’aurait pas eu lieu dans cette bourgade, mais cette bourgade est citée en raison de la prophétie de Michée : « Et toi, Bethléem… c’est de toi que me naîtra celui qui doit régner sur Israël » (Michée 5,1). L’évangéliste veut juste signifier par là que Jésus est le nouveau David, le roi des Juifs, placé sur le trône de Dieu pour régner sur la Terre promise.
Pour beaucoup d’exégètes, les récits de l’enfance de Jésus dans les évangiles ne sont pas des relations historiques. Ils n’ont pas vocation à être lus comme telles. Ils posent seulement des affirmations théologiques sur le statut de Jésus, descendant du roi David. Ce Jésus-là, « vous le trouverez emmailloté de langes dans une mangeoire malpropre à Bethléem, entoure d’humbles bergers et sages venus d’Orient pour lui apporter des présents » (id.). Ce n’est pas le personnage historique, ce paysan analphabète qui pouvait parler, certes, plusieurs langues, son araméen natal, l’hébreu, le grec, lingua franca de l’Empire romain, sans pouvoir les écrire.[3]

Théâtre romain et paysage de la Galilée à Tzipori (Sepphoris)
Un contexte insurrectionnel
Dans ce contexte d’occupation romaine, la population rurale et les déshérités pressentaient une fin du monde, l’avènement d’un ordre nouveau et d’inspiration divine. « Le royaume de Dieu était à portée de main » (id.). Un remuant chef de bande, Judas le Galiléen, allié à un mouvement pharisien nommé Zadok lance, à la mort d’Hérode, un mouvement indépendantiste que l’historien Flavius Josèphe désigne comme une «quatrième philosophie» (à distinguer de celle des pharisiens, sadducéens et esséniens). Une forte envie de se libérer du joug romain par le zèle. Autrement dit, en allant jusqu’à la violence extrême dans une forme apocalyptique.
C’est d’ailleurs en 4 AEC avec la mort d’Hérode que Judas et son armée de zélotes lancent une attaque contre la très belle ville de Sepphoris[4], prélude à une véritable guerre civile que les Romains stoppent en annexant la province à l’Empire avec un gouverneur, Quirinius, qui ordonne un recensement pour mieux connaître sa région et lever l’impôt. Judas et les zélotes s’y opposent en y voyant un asservissement des Juifs. Le pays appartenait-il à Dieu ou à Rome ? Il fallait éliminer le grand prêtre Joazar vu comme un traître dans son soutien au recensement. Mais Judas le Galiléen fut capturé et tué à Rome, Sepphoris anéantie, ses femmes et enfants vendus comme esclaves, deux cents rebelles crucifiés.
Jésus serait né au moment du sac de Sepphoris par Judas et il connut la vengeance des Romains. Il travailla sans doute à la reconstruction de la ville par Hérode Antipas qu’il compare à un « renard » (Lc 13, 32), y vécut les vexations réservées aux ouvriers construisant de nouvelles demeures somptueuses pour les riches juifs.

Bethléem, une géographie énigmatique © Gilles Fumey
Bethléem, où es-tu ?
Aujourd’hui, en 2020, les colonies israéliennes mitent la campagne de Bethléem alentour entre les villages. Une manière de donner raison à ceux qui pensent que Bethléem est moins beit laham, la « maison du pain » (étymologie syriaque), que beit lahamu, maison de Lahamu, dieu cananéen de la guerre ?
Certes, en l’an 2000 , le pape Jean Paul_II a bien été accueilli à Bethléem, à moins de dix kilomètres au sud de Jérusalem où aurait été couronné le roi David. Les évangélistes Luc et Matthieu racontent un épisode banal de recensement en Judée au cours duquel Joseph cherche l’hospitalité pour sa fiancée qui va accoucher. Mais des archéologues s’interrogent, à partir du récit de Matthieu, sur une autre Bethléem, à six kilomètres de Nazareth, en Galilée. Jésus y a passé une partie de son enfance après le retour de ses parents d’Égypte, où ils avaient fui les menaces d’Hérode.
On compte plus d’une dizaine de Bethléem dans le monde. Pour le christianisme, la leçon géographique de Noël, c’est qu’en tout lieu sur terre Jésus naît là où on l’accueille. Même dans les villes les plus abîmées par l’Histoire ou les plus insignifiantes. Parce que toute naissance est la promesse d’un monde nouveau.
[1] Pratiquement, à la suite de ces accords, Bethléem a été divisée, à l’instar de toute la Cisjordanie en 3 zones administratives : la zone A est entièrement aux mains des Palestiniens, qu’il s’agisse de l’administration ou de la sécurité. Dans la zone B, les Palestiniens sont chargés de l’administration, tandis que la sécurité est assurée par les Israéliens. La zone C est entièrement gérée par les Israéliens. La définition des zones est telle qu’au total, les Israéliens ont le contrôle exclusif de 82 % de la ville, 85 % du gouvernorat de Bethléem (650 km2, 200 000 habitants) se trouvant en zone C. (Source : Wikipedia)
[2] Reza Aslan, Le Zélote, Paris, Les Arènes, 2014.
[3] Le récit de Luc d’un Jésus de douze ans au Temple de Jérusalem débattant des points délicats des écritures hébraïques avec les rabbins (Luc 2, 42-52) ou la synagogue (inexistante) de Nazareth lisant le texte du rouleau d’Isaïe devant les pharisiens (Luc 4, 16-22) sont des fables. Jésus n’a pas eu accès à l’éducation formelle nécessaire pour rendre même, un tant soit peu crédible le récit de Luc. Sans école, Nazareth ne peut offrir aucune éducation aux enfants des paysans.
[4] Alors que Nazareth possédait une seule voie pavée, Sepphoris, 40 000 habitants, offrait de larges avenues recouvertes de blocs de pierre polie, de belles habitations à étages avec cours ouvertes et citernes, un bain public, deux aqueducs, des villas romaines et des palais, certains revêtus de mosaïques colorées qui représentaient des nus alertes chassant le gibier à plumes, des femmes parées de guirlandes et chargées de paniers de fruits, de jeunes garçons dansant et jouant d’instruments de musique. Au cœur de la cité, un théâtre romain accueillait 4500 spectateurs. Un réseau complet de routes marchandes faisait de Sepphoris une plaque tournante de la Judée et de la Galilée (R. Aslan).
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