Le géographe Xavier Bernier, directeur du laboratoire Médiations (Sorbonne Université), lance-t-il une pirouette lorsqu’il soutient qu' »habiter, c’est être mobile » ? Entretien pour sortir du confinement.
Géographies en mouvement – «Habiter, c’est être mobile». Ainsi vous présentez-vous sur votre site. Est-ce une forme de provocation, pour quelqu’un qui découvre votre travail de géographe au moment du confinement de mars-avril 2020?
Xavier Bernier – Poser la question ainsi est très révélateur des questions sociales et politiques qui se jouent aujourd’hui autour de la mobilité et que le confinement a en effet exacerbées. « Tirer sur tout ce qui bouge » est devenu un nouveau credo dans un contexte caractérisé par l’irruption généralisée de la morale dans les débats. L’hypermobilité du Monde d’avant VS la démobilité du Monde d’après en quelque sorte. Un renversement des valeurs qui serait souhaité sinon en cours, avec des discours de culpabilisation et de hiérarchisation des pratiques.
Si tout ne se vaut pas, c’est tout de même aller vite en besogne. D’abord parce que la mobilité fait le Monde, comme l’avait déjà compris le philosophe Démocrite: « Notre Monde n’existe que parce que tout circule ». Ensuite, pour les sciences sociales, habiter n’est pas synonyme de résider. C’est l’ensemble des façons d’être au Monde et de le pratiquer, de le vivre et d’y trouver sa place, avec l’autre et les autres. Si le confinement nous a assignés à résidence, l’empêchement à « habiter » était partiel et surtout temporaire. C’était une suspension, pas une interruption ou une désactivation totale.
« Habiter, c’est être mobile » est une forme de bannière qui témoigne de mes travaux de géographe. La mobilité ne se résume pas à aller d’un point A à un point B. Elle renvoie à des mises en relation et à des formes parfois très sophistiquées de composition et de recomposition de nos espaces de vie et d’échanges. Passer, franchir, parcourir, sillonner, bouger, cheminer sont autant d’actes pour (se) dé-placer et traverser… Ils ne sont pas des équivalents et la façon dont les individus mobiles les composent dans l’espace des sociétés m’intéresse particulièrement. Il s’agit de s’efforcer de comprendre un Monde en relations.

Peinture de l’artiste Victo Ngai. Variante pour une affiche hommage au film «Solaris».
GEM – Vous êtes responsable d’une spécialité de master « Transports » à Sorbonne-Université. Comment un géographe se spécialise-t-il dans une telle direction?
XB – Le master Transports, Logistiques, Territoires et Environnements (TLTE) forme depuis une cinquantaine d’années des étudiantes et des étudiants aux métiers des transports et de la logistique, des mobilités et des échanges. C’est un secteur qui est au cœur du fonctionnement de l’appareil productif mais aussi des bouleversements des sociétés. Pendant la période du confinement, on a vu toute l’importance de la matérialisation des logistiques tandis que le processus de digitalisation des échanges a connu une accélération dont l’avenir dira le caractère plus ou moins irréversible. Parce qu’il est professionnalisant, ce master fait se spécialiser les géographes dans les outils et les méthodes des acteurs de ces transformations.
GEM – Vos travaux scientifiques portent largement sur les montagnes, notamment cette question du franchissement. Comment expliquez-vous que Raoul Blanchard, qui fut l’un des fondateurs de ce qu’on peut appeler la géographie des montagnes, ait privilégié les reliefs plutôt que les vallées? Car après tout, les montagnes peuvent être vues comme des paysages, mais pour les géographes, elles sont des lieux dans lesquels on a toujours beaucoup circulé. L’occasion de mettre à mal cette idée d’« obstacles » qui colle aux montagnes ?
XB – La question de la circulation dans, à travers et au-delà des montagnes est en effet très ancienne. Une forme de déterminisme leur attache, depuis le début du XXe siècle en particulier, l’image d’obstacles et de barrières. L’Himalaya et le Caucase ont même parfois été présentées comme des « frontières naturelles » ayant empêché la propagation de certaines épidémies… Tout ça ne résiste pas longtemps à l’analyse. D’Hannibal et ses éléphants aux armées napoléoniennes, des épopées routières au développement actuel des grands tunnels de base comme le Gothard, les Alpes sont par exemple depuis longtemps des régions d’intenses circulations.
Les travaux de Raoul Blanchard, en particulier son œuvre sur «Les Alpes occidentales» (1938-1953), vont participer à une nouvelle définition des massifs. Et ce sont paradoxalement… les cluses et les vallées qu’il va proposer comme nouvelles lignes de référence. Déjà elles devenaient aussi des axes de circulation majeurs et il est symptomatique qu’un terme de géomorphologie, le « sillon alpin », ait peu à peu servi à désigner une continuité urbanisée et de circulations entre Genève et Valence…
GEM – Dans les lieux visités pendant les vacances, les montagnes restent des destinations de choix. Comment expliquez-vous cette fascination pour les cimes ? Les visions zénithales sont-elles si importantes dans les visions humaines de l’espace ?
XB – Plusieurs enquêtes récentes ont montré que les montagnes, dans les périmètres nationaux, étaient appelées à devenir une destination de choix pour les vacanciers déconfinés de cette année. Ce réflexe post-crise sanitaire n’est ni guère nouveau, ni guère surprenant tant les représentations sont ici associées à la pureté et à la santé. Les environnements de montagne sont pourtant aussi exposés aux pollutions que ceux des plaines. Faut-il par ailleurs rappeler que parmi les premiers clusters français dans la diffusion du SARS-CoV-2, on trouvait les Contamines-Montjoie et La Balme-de-Sillingy, en Haute-Savoie…
GEM – Revenons à un thème qui vous est cher: l’idée de «traverser». Est-ce un regard particulier sur nos rapports à l’espace que cette action humaine sur ce qui est rugueux, marqué par les distances, demandant une bonne dose d’imagination pour venir à bout de son voyage ?
XB – Les différentes formes de traversées, quelles que soient les échelles envisagées, constituent un matériau de choix pour développer des recherches en géographie. Qu’il s’agisse de traverser les « grands espaces », de pratiques touristiques ou sportives, ou encore de traversées urbaines, quantité de configurations peuvent être étudiées. Ce sont des formes de mise en relation qui en disent beaucoup sur les sociétés et sur les individus.
Et pour reprendre une expression de Pierre Maine de Biran, il faut souligner en effet combien «l’effort crée l’obstacle». Traverser la rue n’est pas un acte aussi anodin qu’il paraît par exemple… pas plus que ne l’ont été les traversées de l’espace domestique pendant le confinement. Cette carte produite par l’artiste Kera Till sur les déplacements domicile-travail au temps du coronavirus est une expression graphique, sur le mode d’un plan de métro, des réseaux de circulation au sein du domicile. Leurs traversées ont permis d’inventer ou de réinventer temporairement le « chez soi »…

Les déplacements domicile-travail au temps du Covid par l’artiste Kera Till (http://keratill.com)
GEM – Votre nouveau laboratoire s’intitule Médiations – Science des lieux, sciences des liens. La géographie « science des liens », c’est nouveau, non?
XB – Un nouveau laboratoire de recherche a en effet vu le jour cette année à Sorbonne Université. Il compte une trentaine d’enseignants-chercheurs et une cinquantaine de doctorantes et doctorants. Son nom renvoie aux formes les plus diverses et les plus larges des mises en relation. Par son étymologie même, Médiations fait écho à tous les milieux et à tous les environnements et à la place des femmes et des hommes dans l’organisation des sociétés. Les transactions sociales, économiques et politiques, la recherche de solutions aux conflits autour de l’aménagement, les paysages construits, négociés, classés, labellisés, les pratiques adaptatives ou transgressives, les échanges et les communications… sont autant de sujets dont s’emparent ses membres
Au-delà de l’assonance lieux-liens, il y a la volonté d’insister sur les dimensions relationnelles de la géographie. Depuis le début de la crise sanitaire, un grand nombre d’articles ont été produits sur le thème « Regards sur le SARS-CoV-2 dans l’espace des sociétés ».

Le logo du laboratoire «Médiations», unité de recherche (Sorbonne Université)
GEM – Dans votre rubrique « Riens du tout », écrite avec Olivier Lazzarotti et Jacques Lévy sur le site d’Espaces Temps, vous scrutez le monde tel qu’il se fait. En avril 2020, vous co-signez « Coron’habiter. Le vrai bonheur, c’est maintenant ? » Comment peut-on aller à rebours des idées reçues ? Découvrir, comme dans un jeu, un point de vue de géographe qui fait aller là où on ne pensait pas ?
XB – Nous avons en effet tous les trois lancé en 2018 une publication mensuelle intitulée « Riens du tout », en partenariat avec la revue Espacestemps.net et en lien avec le rhizome Chôros. Elle se veut une rubrique rigoureuse et accessible qui, en abordant un micro-événement ou une réalité qui semble de faible importance, consiste à se demander, en utilisant toutes les ressources cognitives utiles, jusqu’à quel point on peut le considérer comme un fait social total. C’est un rien (de re: « chose », en latin) qui peut gagner, si on veut le comprendre, à être relié au tout. On constate alors que cette petite chose n’est pas si petite que cela.
En avril 2020, au cœur de la période du confinement, nous avons choisi de nous effacer derrière un texte de Jean-Jacques Rousseau : Les rêveries du promeneur solitaire, 1776-1778. Cinquième promenade, séjour sur l’île Saint-Pierre du 12 septembre au 25 octobre 1765. Habiter heureusement le Monde: l’idée a souvent été associée aux mobilités. L’auteur livre ici un témoignage de son expérience d’auto-claustration. Il n’est pas sans faire écho à la séquence récente du confinement…
Le site personnel de Xavier Bernier : https://xavierbernier.com
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