
Confinés chez eux, près de deux milliards d’humains (l’Inde a rejoint le club confiné le 24 mars) cherchent comment vivre au mieux cet enfermement. Apprendre à vivre les uns sur les autres. Voir le monde depuis les lucarnes, fenêtres, écrans. Philosopher ? Pascal a résumé dans une formulation célèbre ce à quoi la modernité nous a conduit. (Gilles Fumey)
Ce que Pascal écrit dans ses Pensées (1669) résonne encore trois cent cinquante ans plus tard. Dans le paragraphe « Divertissement», le mathématicien philosophe en déduit que « de là vient que les hommes aiment tant le bruit et le remuement. De là vient que la prison est un supplice si horrible. De là vient que le plaisir de la solitude est une chose incompréhensible. Et c’est enfin le plus grand sujet de félicité de la condition des rois de ce qu’on essaie sans cesse de les divertir et à leur procurer toutes sortes de plaisirs. Le roi est environné de gens qui ne pensent qu’à divertir le roi et à l’empêcher de penser à lui. Car il est malheureux, tout roi qu’il est, s’il y pense ».
Se divertir, c’est détourner la pensée de ce dont on souffre pour mieux le supporter, c’est oublier la mort. Pascal constate que les hommes mettent beaucoup d’ardeur dans leurs activités comme la chasse, la guerre, les affaires. Et que, malgré cela, ils sont déçus. Pourquoi ? Pascal associe ces passions à la vanité : « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer au repos dans une chambre. » Jugement stoïcien qui s’appuie surtout sur le constat que le roi devrait être heureux de contempler « la gloire majestueuse qui l’environne ». Pascal relie l’agitation à la prise de conscience du malheur naturel de notre condition mortelle. Et pour lui, une condition si misérable que rien ne peut nous en consoler lorsque nous y pensons.
À la manière des sciences expérimentales, Pascal observe les individus et les sociétés par une démarche d’ensemble rappelant celle de la raison des effets. D’abord, il prouve la nécessité du divertissement en s’appuyant sur le cas du roi qui résume tous les autres. Pourquoi un roi qui devrait être heureux de l’être ne l’est pas ? Pourquoi a-t-il besoin d’amusements, la danse, le jeu, la Cour ? En réalité, le roi veut éviter de penser aux révoltes qui peuvent surgir, aux maladies qui conduisent, souvent à l’époque, à la mort. « Un roi sans divertissement est un homme plein de misères », écrit-il.

A fortiori, pour les humains qui cherchent le divertissement, sans parvenir totalement à s’en priver. D’où la conclusion de Pascal : le divertissement n’est pas si mauvais, il a pour fonction de rendre les humains heureux en leur faisant oublier leur misère naturelle. Il imagine un joueur qui n’aurait plus le droit de jouer (comme les sportifs confinés aujourd’hui) à qui on donnerait l’argent équivalent à son gain. « Vous le rendrez malheureux », prétend Pascal. Si on supprime le gain et qu’on le laisse jouer : la partie n’a alors plus d’intérêt… Le joueur ne veut pas l’objet qu’il poursuit, mais un objet quelconque pour s’exciter dans une poursuite lui faisant oublier sa misère. Transposez cette quête dans de nombreuses activités où les humains s’ennuient, mais préfèrent l’ennui au confinement : tourisme de masse, fêtes imposées, obligations professionnelles ou familiales superflues…
Pour Pascal, le divertissement travaille sur un autre objet : le temps. Comment divertir un être humain accablé de toutes parts ? Pascal imagine le faire chasser (le sanglier, par exemple) pendant quelques heures. Son accablement disparaît pendant le temps de la chasse. Sitôt terminée, la douleur revient. Pour être efficace, un divertissement doit être sans fin. Pascal décrit ainsi ce que sont les carrières politiques. Pour les athées, chercher un divertissement par une occupation violente, impétueuse : voilà la solution du désespoir. Sauf que les athées ne répondent pas ainsi, car ils ne se connaissent pas eux-mêmes, ils ignorent leur divertissement. Pour les chrétiens, c’est encore pire : car il y a l’illusion qu’on peut y échapper par toutes sortes d’expédients. Une misère tragique : « Nous courons sans souci dans le précipice après que nous avons mis quelque chose devant nous pour nous empêcher de le voir » (Commencement 16). Que faire ? Pour Pascal, regarder en face la misère de l’homme.
Pour les géographes, comment passer de la chambre pascalienne au monde ? De leurs objets d’étude comme le tourisme, le sport, les jeux, la vitesse, les mobilités de toutes sortes à l’idée de « misère » ? Sinon en théorisant sur ce qu’ont produit les grandes turbulences humaines sur la planète. Le concept d’anthropocène a l’avantage de lier ces activités largement issues de la révolution thermo-industrielle à l’état environnemental de la Terre aujourd’hui. La misère de l’homme en miroir de la misère infligée à la Terre ?
Bruno Latour explique que « l’exigence de protéger les humains pour leur propre bien contre la mort est infiniment plus justifiée dans le cas de la crise écologique que dans le cas de la crise sanitaire [actuelle] » (Le Monde, 26/3/2020). Est-ce là la porte de sortie de la misère actuelle ? Après le confinement d’État contre un agent pathogène, le renoncement au divertissement pour la mère des batailles d’aujourd’hui : celle qu’un Macron chef de guerre pourrait annoncer en emboitant la crise sanitaire dans la crise écologique. Dans son rêve, Latour le voit « laisser les réserves de gaz et de pétrole dans le sol, stopper la commercialisation des pesticides, supprimer les labours profonds et, audace suprême, interdire de chauffer les fumeurs à la terrasse des bars… ». Bingo ! Le repos (forcé) des Terriens dans leur chambre va peut-être, trois siècles après Pascal, les guérir du divertissement.
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