Le café, un délice et un poison géopolitique et social?

Injonctions! Pour les plus radicaux des nutritionnistes, stoppez le sucre, le gras, le sel, le vin, le café! Euh, le café? Dans le monde aujourd’hui, c’est 2,6 milliards de tasses chaque jour… La bataille n’est pas près d’être gagnée. Un combat commencé il y a plus de deux siècles, lorsque les Allemandes s’entichent du café. Et que J.-S. Bach se met en colère… (Gilles Fumey)

Le musicien Bach s’est trouvé confronté avec ses filles à l’abus de café, nouvelle boisson qui entrait lentement dans les mœurs du monde des Lumières. Pour conjurer le sort, il écrit une cantate.

(On peut écouter cette cantate scénarisée en lisant cet article)

«Gardez le silence, ne bavardez pas!» est l’appellation officielle de cette cantate profane, l’une des plus connues de Bach et appelée Cantate du café. Pourquoi garder le silence? Sinon pour comprendre le conflit entre les autorités (toutes les formes d’autorité) et les buveurs de café dans les pays germaniques depuis 1670. Tous les essais tendant à interdire cette boisson noire d’origine turque, appelée moka ou «poison mordoré» ou d’en limiter la consommation, ont échoué.

Ici, Bach s’inspire d’un texte de Picander sur cette kaffemania qui s’est emparée de l’Europe. Cette saynète raconte comment un père, Schlendrian, tente de dissuader de la manière la plus forte, sa fille Liessgen de boire du café.

Soyons attentifs à la qualité des voix: le ténor du narrateur qui est l’écho anxieux de nos alarmes et vibre de bonnes intentions; la basse paternelle, celle de l’apaisement des certitudes, celle qui parle d’habitude d’égal à égal avec Dieu et qui est ici, ébranlée par la jeune fille; le soprano de Liessgen rappelle la félicité innocente, les joies célestes. Tous les rôles vocaux sont caractérisés par des syncopes, des ostinato, des notes répétées pour les arias de Schlendrian, des rythmes de danse et un chœur final qui couronne l’ensemble d’une aimable bourrée. Voici pour la partition émotionnelle. Elle est importante pour apprécier ce qui va se passer.

Dans la foulée immédiate de ce dernier chœur à trois voix, une strophe qui a été rajoutée par J.-S. Bach qui ne voulait pas laisser penser que tout avait été gagné par le plus fort. Qu’il y avait une porte ouverte pour la volonté (qui sait si Liessgen n’allait pas un jour arrêter le café, enceinte?) et la miséricorde (Bach, luthérien convaincu, laisse toujours une place pour Dieu dans l’histoire humaine.)

Un chant (cantate): l’émotion de l’Italie?

Comment, de l’angoisse posée par l’irruption d’une boisson qui a la couleur du diable et qui ensorcelle les femmes aimant peu le vin et les jeunes filles, comment Bach pense-t-il cette saynète? Bach est souvent raillé pour être un protestant austère. Mais Bach aime la bonne chair, la compagnie (il est le père avec deux épouses de vingt enfants, dont neuf lui survivront). Il travaille à cette époque dans un collège d’enfants en difficulté, le collège Saint-Thomas à Leipzig où il a du mal à enseigner la musique et où on l’oblige… à surveiller des études.

Bach a écrit des cantates profanes pour les anniversaires de la cour de Dresde et de Weimar, pour la nomination des professeurs de l’université, les mariages, les fêtes du conseil ou de l’école. Certaines sont connues comme la cantate de la chasse pour l’anniversaire du duc de Saxe en 1713, celle des paysans ou celle du berger en 1725. Celle du café l’est parce qu’elle a sans doute été jouée plusieurs fois, l’été à seize heures dans les jardins de la Windmülhengasse que la «maison de café» ainsi qu’on nommait les cafés à l’époque, maison Zimmermann possédait hors les murs de Leipzig, et peut-être en hiver, rue Sainte-Catherine à vingt heures. Certains historiens penchent aussi pour la salle de bal de la Peterstrasse le samedi ou sur la place du marché le mercredi, voire le jeudi au Café Helwig.

Leipzig: «Athènes-sur-la-Pleise» ou «Petit Paris» (Goethe)?

Sans capitale aussi peuplée que Paris en France, l’Allemagne a eu des villes dont les fonctions ont changé au gré des fortunes marchandes, politiques et militaires. Au début des années 1700, Leipzig, «ville des tilleuls» (lipzk), Lindenstadt appelée parfois Philadelphia (terme repris par les francs-maçons très présents dans la ville en 1740), n’a guère plus de 28 000 habitants, elle est la deuxième ville de Saxe derrière Dresde, ville de foires depuis le 12e siècle (il y a quatre-vingt-dix auberges dans la ville à l’époque de Bach, trois  à sept mille opérateurs de commerce de nationalité autre qu’allemande chaque année), elle a une université depuis 1409 et son suzerain est le prince électeur de Saxe. Leipzig est située dans une région instable avec des périodes d’occupation prussienne, notamment en 1745-1746. C’est une ville luthérienne qui avait adopté au 18e siècle le rococo et les charmes de la galanterie.

Dans un guide de 1725 retrouvé à la BNF, on recense à Leipzig huit cafés, vingt librairies car c’est le principal centre de commerce du livre en Allemagne. Leipzig est une ville à son apogée qui échappe aux conflits sociaux et politiques, une ville militaire avec un gouverneur. Comme la capitale de la Saxe est à Dresde, il n’y a pas d’aristocratie qui inhibe les mélanges sociaux.

Le café, une boisson des Lumières (ici à Lepizig)

Le premier café remonte à 1694, le Café Baum (fréquenté plus tard par Goethe, Liszt, Wagner) qui est très vite un lieu de rendez-vous et donnera l’idée à d’autres entrepreneurs comme Heinrich Zimmermann de s’y mettre aussi. Car les cafés présentent l’avantage de n’exiger aucune contrainte sociale, comme dans les Salons où il faut être introduit, bien habillé, bien né. Dans les maisons de café, le service du moka est bien contrôlé: l’État garde le monopole jusqu’en 1763 (fin de la guerre de Sept ans), d’où les taxes qui rendaient le produit cher et, de fait, réservé aux bourgeois.

La sociabilité qui caractérise le monde germanique se manifeste aussi par l’usage de concerts dans ces maisons. Le Collegium Musicum, institution fondée par Telemann et dirigée par J.- S. Bach entre 1729 et 1739, donnait à entendre à un public de mélomanes éclairés des cantates profanes et de la musique instrumentale: sonates en duo, en trio, pièces pour instrument seul, concertos pour violon, clavecin, hautbois… Leipzig et la ville voisine de Dresde attiraient alors de nombreux musiciens venus rencontrer le célèbre cantor de Saint-Thomas. Ainsi, l’établissement du cafetier Zimmermann ouvre de vastes perspectives de répertoire: la musique de Bach et ses fils, celle de Telemann et des virtuoses et compositeurs de l’orchestre de la Chapelle de Dresde, ainsi que les œuvres des principaux compositeurs européens – dont la musique circulait alors sous forme de partitions copiées, transcrites, ou simplement exécutées par les chanteurs et instrumentistes itinérants de passage à Leipzig.

Pour la petite histoire, cette mode des Cafés a perduré et à l’université. Dans Géographes en pratiques de Gilbert Nicolas, on lit un récit du voyage de De Martonne en Allemagne et en Autriche en 1897 pour y voir le fonctionnement de la géographie universitaire.

«À Leipzig, le Geographischer Abend, soirée géographique universitaire, qui a lieu une fois par mois, se déroule à l’étage d’une des grandes brasseries de la ville le Thüringerhof. On y vient écouter le compte-rendu d’une expédition scientifique, la présentation d’un livre ou les travaux d’un doctorant.»

Voilà donc l’ancêtre des Cafés géographiques, dont Saint-Dié-des-Vosges, qui les a vus naître au festival international de géographie 1997, peut s’inscrire dans la filiation. À Berlin et à Vienne, après les conférences à l’université, rendez-vous était donné dans une Kneipe (bistrot), pour prolonger les discussions autour d’un bock de bière. À Leipzig, l’animateur était le géographe Friedrich Ratzel.

Né de la géopolitique européenne

Le succès du café en Europe centrale tient à une mode venue d’Orient. Le déclencheur dans la diffusion a été, pour cette région d’Europe, la défaite des Turcs à Vienne en 1683. Avec la défaite, les Turcs abandonnèrent le bétail en grand nombre, de gigantesques stocks de denrées alimentaires et, notamment, d’énormes sacs de café.

  • Pourquoi le café s’est-il propagé si rapidement? Les seules boissons sûres pour la santé en Europe étaient alcoolisées. On se méfiait de l’eau soupçonnée de véhiculer des maladies. Nombreuses étaient les femmes et les jeunes filles à ne pas aimer l’alcool. Le café était perçu comme une boisson excitante, non alcoolisée. La contrainte?  On ne le trouvait que dans des lieux où l’on grillait les baies, les brûleries, et où l’on savait l’infuser.
  • Le café, la plante comme le mot, est d’origine arabe (qwhwah) voire éthiopienne, si le toponyme d’une province au sud-ouest de ce pays, Kaffa, est bien à l’origine du mot. Les plants de café sauvage de Kaffa furent emportés en Arabie du Sud et mis en culture dans ce pays au 14e siècle avant son expansion en Amérique, via l’Europe.
  • Le savant maronite Nairone, enseignant le syriaque à Rome en 1670, écrit une légende sur l’épisode d’un chevrier, Kaldi, travaillant pour un couvent de religieux musulmans yéménites. Vers 850, il aurait suivi des chèvres particulièrement excitées qui mangeaient des cerises rouges issues d’arbustes toujours verts. Les savants locaux firent le lien avec une migration d’Africains d’Abyssinie, actuelle Éthiopie, au Yémen du temps de la reine de Saba. Le café a été d’abord cueilli en Éthiopie, exporté vers l’Égypte et cultivé pour la première fois au Yémen où l’aire cultivée a atteint 50 000 ha. Le café était recherché dans les pays d’Islam pour supporter la longueur des services religieux, mais il fut prohibé par les plus orthodoxes. Malgré les pénalités sévères, son usage se développe en Arabie.
  • Les propriétés et usages du café ont été bien connus au 9e siècle, par un médecin arabe même si d’autres auteurs pensent que la culture du café au Yémen aurait été plus précoce, vers 575, après l’invasion perse.
  • Cela étant, les Arabes ont tout fait pour garder l’exclusivité de la culture (surveillance des pèlerins de La Mecque, ébouillantage des graines avant l’exportation pour les stériliser), etc. Ce qui rappelle de loin les procès – justifiés ou non – que l’on fait aux Américains sur les plantes OGM stériles pour accroître la dépendance à leur égard. Un pèlerin hindou mahométan, Baba Budan, dérobe au 17e siècle sept cerises de café, les coud dans sa robe et les plante à son retour à Mysore. Ces quelques graines auront une descendance prospère: l’Inde sera le premier producteur mondial de café au 19e siècle.
  • En 1690, le Hollandais Nikolaus Witten accoste avec sa caravelle sur les côtes de Moka, débarque une quarantaine d’hommes, qui font une véritable razzia de plants de café, réembarque rapidement et s’en va planter son butin dans les Indes néerlandaises. De là, un arbuste est envoyé en Hollande au botaniste Commelin. Cet arbre donne des graines que l’on plante, sous serre, à Amsterdam. En 1713, à l’occasion de la paix d’Utrecht, le bourgmestre d’Amsterdam, De Brancas, offre quatre caféiers à Louis XIV qui les confie à Jussieu, conservateur du Jardin des Plantes à Marly.
  • En 1721, un capitaine d’infanterie en garnison à la Martinique, Gabriel de Clieu, de passage à Paris, demande que lui soient confiés deux arbustes pour les planter dans son île. Il obtient satisfaction, les place dans une caisse de chêne recouverte d’un châssis faisant serre et embarque à Dieppe sur le Dromadaire. La traversée est mouvementée: un marin hollandais cherche à détruire les arbustes, De Clieu obtient qu’il soit débarqué à Lisbonne; des pirates barbaresques attaquent le navire, De Clieu décapite le commandant des assaillants; puis pendant une tempête effroyable, on jette tout ce qui peut alourdir le navire, y compris l’eau potable. Chaque passager ne reçoit qu’une tasse du précieux liquide par jour, tasse que De Clieu partage avec ses caféiers. L’un des arbustes ne supportera pas cette pénurie d’eau, mais l’autre survivra, sera planté dès l’arrivée en Martinique et donnera une nombreuse descendance, les Antilles françaises devenant le premier producteur de café au monde au 18e siècle. Les Portugais, installés dans ce qui devait devenir le Brésil, dépêchent le lieutenant-colonel Francesco de Malo Palhéta comme ambassadeur auprès de Monsieur d’Orvillers, gouverneur de la Guyane, officiellement pour débattre du tracé des frontières, mais en réalité, pour obtenir quelques graines de café. Le gouverneur invite l’ambassadeur à déjeuner et, mis en confiance par la bonne chair et les bons vins, dévoile le but de sa mission et sollicite quelques graines. Refus très ferme: «Mon gouvernement m’a formellement interdit de donner ou de laisser sortir du territoire des graines de café.» Le repas se termine et l’on passe au jardin pour prendre le café. Le diplomate portugais offre son bras à Madame d’Orvillers. Il faut croire qu’il était jeune, beau et séduisant, car, en passant près d’un caféier, Madame d’Orvillers arracha quelques graines et les glissa dans la poche de son fringant cavalier en murmurant: «Le gouvernement français l’a interdit à mon mari, mais à moi, il n’a rien interdit du tout.» Voilà comment le Brésil est aujourd’hui planté de caféiers d’origine française.
  • L’histoire des plantations colombiennes est encore plus rocambolesque. Aux alentours de 1820, les dirigeants du pays incitaient les paysans à planter du café. Mais ceux-ci ne voulaient rien savoir. Un caféier demande cinq ans pour produire, Francesco Romero, curé du petit village de Salazar, eut une idée géniale: il condamne ses ouailles à planter trois ou cinq caféiers, en cas de péché. L’évêque en fit une instruction pastorale et tous les curés se mirent à infliger le plant de caféiers comme pénitence. Et voilà comment la Colombie doit sa richesse caféière aux péchés de ses enfants.

La conquête du monde par le café n’est pas terminée. Aujourd’hui, certains pays plantent des caféiers, c’est le cas du Vietnam, devenu second producteur mondial, de la Chine et d’anciens pays soviétiques.

© atelierbraam.com

La naissance d’un besoin

L’habitude de boire du café ne date que de la fin du 9e siècle, époque classique de la médecine arabe. Avicenne en parle lui-même. Et l’éloge des qualités thérapeutiques du café comme la suppression de la toux, le laxatif, remède contre la variole et la rougeole, l’emporte sur la liste des inconvénients (maux de têtes, insomnies, aphrodisiaque, mélancolie) voire des médisances (impuissance, apoplexie).

Le café est autant perçu comme un médicament que comme une boisson (Louis XIV ne prend au petit déjeuner qu’un petit morceau de pain trempé dans un verre d’eau et de vin à la glace) qui ne s’imposera que lentement. Au départ, le café était infusé vert comme le thé, les grains n’étaient pas grillés. C’est au 13e siècle que les Arabes grillent et meulent les graines avant de les infuser. Si le café était préparé par les hommes, il servait alors à soulager les femmes de règles douloureuses.

La culture du café ne s’intensifia que lorsque le café passa de boisson médicinale et rituelle à une boisson de socialisation. Le premier Café «Khiva Han» ouvrit ses portes à Istanbul en 1475.

Le café a été mal accueilli en Italie au 16e siècle où il fut dénoncé par des prêtres comme une invention de Satan. Le pape Clément VIII, curieux, goûte le breuvage pour trancher: «cette boisson est si délicieuse que ce serait dommage que les Infidèles en aient l’exclusivité. Nous rendrons fous Satan en le baptisant et en en faisant une vraie boisson chrétienne» (cité par Mauro, Histoire du café, Desjonquères, 1991). Néanmoins, dans les grandes villes italiennes, Rome et Venise notamment, la répugnance à inviter chez soi (l’univers domestique est celui des femmes et il y a le coffre-fort) expliquerait l’extension des cafés qu’un ordre des Inquisiteurs d’État contre ce «chancre social» en 1775 ne parvint pas à supprimer.

Le café Florian, Venise, ouvert en 1720

Le premier café est sans doute ouvert en Italie en 1645 quoique la première attestation d’un café à Venise date de 1683. Les villes portuaires (Marseille en 1644), universitaires (Oxford en 1652, Leipzig en 1696) voient le développement des maisons de café. Dans chaque ville, il y a un coup d’envoi: à Vienne et Paris, c’est l’ambassadeur turc qui est le prétexte d’une ouverture. Le café est populaire dans les ports où il s’installe dans les tavernes, plus bourgeois dans les villes marchandes ou en France où les consommateurs réclament du luxe (café grand et confortable, s’opposant aux caves allemandes ou aux stalles des clubs anglais). Mais partout, le café – pur – est une folie (dans les ports, il est moins cher) par son prix et il fait concurrence à la bière.

Tout ce que l’Europe compte de moralistes, d’économistes, de médecins donnent leur avis sur le café qu’ils encouragent à taxer, pour limiter la consommation (que seuls les riches peuvent s’offrir). En Allemagne, la maison de café est ressentie comme une mode française par opposition à la brasserie autochtone. Un journal paru à Leipzig en 1697 s’en plaint: «Je sais que beaucoup de gens ici parlent italien, français, que des cercles croient nécessaire de parler français? Puis-je demander, quand on m’appelle, qu’on le fasse en allemand?»

Le café eut des prescripteurs de qualité: Goldoni, aussi connu en Italie que le fut Molière en France, lui consacre une pièce de théâtre (Bottega del Caffé), Voltaire qui en buvait de grandes quantités (à son médecin qui le mettait en garde: «S’il en est ainsi, voici quatre-vingts ans que j’essaie de m’empoisonner.»); Balzac qui en buvait jusqu’à trente tasses par jour; les peintres comme Greuze, Cézanne (La femme à la cafetière), Manet, Matisse; les compositeurs comme Beethoven, Rossini, Verdi et, plus proche de nous, Gainsbourg et sa chanson Couleur Café. Chez les politiques, si Louis XIV aimait le chocolat, Louis XV qui avait fait planter des caféiers à Versailles, torréfiait sa récolte, Napoléon avec ses sept cafetières en permanence sur le feu («le café me ressuscite, il me cause comme une cuisson, un rongement singulier, une douleur qui n’est pas sans plaisir»). Et ces deux bons mots, l’un d’Alphonse Allais («Le café est un breuvage qui fait dormir quand on n’en prend pas.») et l’autre de Talleyrand («Noir comme le diable / Chaud comme l’enfer / Pur comme un ange / Doux comme l’amour»).

Ainsi, dans l’histoire de la circulation des produits alimentaires, la Cantate du café de Bach témoigne de la crainte que suscite une innovation comme cette boisson noire non alcoolisée dans un pays brassicole, une boisson tonifiante, une boisson qui rend ses amateurs dépendants mais sans qu’on songe à parler d’une drogue; une boisson qui va être à l’origine de nouvelles formes de sociabilité urbaine (si les villes du 19e siècle qui connurent l’industrialisation à outrance, ont été vivables, c’est à cause des débits de boisson et, notamment, les cafés). Un produit qui va se fondre avec le chocolat dans la pâtisserie européenne et être à l’origine de nouvelles saveurs.

Un produit qui va devenir l’un des plus échangés dans le monde. Le commerce du café, de pillage des terres aux autochtones jusqu’au monopole, devient une affaire pour toute l’Europe du Nord. Asservissement au Sud, consommation au Nord: ce sont les germes d’une dépendance qui tourne à l’avantage des pays riches, avec des monopoles de production, de commercialisation, de torréfaction, de distribution. La mise en place d’un cartel (APPC, association des pays producteurs de café) n’a pas permis d’enrayer la chute des prix depuis 1996, même si les politiques de qualité de l’Organisation internationale du café pour doper les prix ont eu quelques succès. En attendant les prix garantis, les États aident vaille que vaille les producteurs.

Sur notre petite table de bistrot comme sur le zinc du matin, si le soprano suppliant de Liessgen à son père Schlendrian donne tous ses échos et ses éclats, Bach met à table l’Italie qui enchantait Dresde et Leipzig. Il y dévoile les ressorts d’une géographie très inégalitaire où le produit cher, à la mode, est celui qui vient de loin. Il s’étonne de cette distance au sein d’une famille où les tempéraments entre père et fille sont portés à l’affrontement. Il nous rend cette histoire d’une boisson dont le lien entre l’Éthiopie et le Brésil, la Colombie et le Vietnam, tissé par cet intense commerce de sacs de café, a été l’objet de guerres commerciales. Il nous donne à apprécier ce goût amer, rustique et envoûtant dans une boisson qui, gagnant aujourd’hui la Chine pays du thé, est devenue l’une des plus universelles.


Texte de la cantate (qu’on peut suivre en écoutant la version de Ton Koopman)

Événement : Cantate exécutée par le Collegium Musicum dans le café Zimmermann
Première exécution : 1734/1735
Texte : Christian Friedrich Henrici (Picander)
Personnages: Liesgen (Soprano), Narrateur (Ténor), Schlendrian (Basse)

Récitatif [Ténor] Narrateur (la scène se passe dans un café)

Schweigt stille, plaudert nicht
Faites silence, ne bavardez pas
Und höret, was itzund geschicht:
Et écoutez ce qui arrive maintenant :
Da kömmt Herr Schlendrian
Monsieur Schlendrian arrive
Mit seiner Tochter Liesgen her,
Avec sa fille Liesgen,
Er brummt ja wie ein Zeidelbär;
Il grommelle comme un ours à miel ;
Hört selber, was sie ihm getan!
Écoutez vous-mêmes ce qu’elle lui a fait !

Air [Basse]

Schlendrian:
Hat man nicht mit seinen Kindern

N’ayons pas avec nos enfants
Hunderttausend Hudelei!
Cent mille embrouilles !
Was ich immer alle Tage
Quoi que toujours, chaque jour,
Meiner Tochter Liesgen sage,
Je dise à ma fille Liesgen
Gehet ohne Frucht vorbei.
Cela n’a aucun effet.

Récitatif [Basse, Soprano]

Schlendrian:
Du böses Kind, du loses Mädchen,

Méchante fille, mauvaise fille,
Ach! wenn erlang ich meinen Zweck:
Ah ! si seulement je pouvais
Tu mir den Coffee weg!
Me débarrasser du café !

Liesgen:
Herr Vater, seid doch nicht so scharf!
Père, ne soyez pas si dur !
Wenn ich des Tages nicht dreimal
Si trois fois par jour je ne peux pas
Mein Schälchen Coffee trinken darf,
Boire ma petite tasse de café,
So werd ich ja zu meiner Qual
Alors dans mon tourment,
Wie ein verdorrtes Ziegenbrätchen.
Je deviendrais comme une chèvre rôtie.

Air [Soprano]

Liesgen:
Ei! wie schmeckt der Coffee süße,
Ah ! comme le café a bon goût !
Lieblicher als tausend Küsse,
Plus agréable que mille baisers,
Milder als Muskatenwein.
Plus doux qu’un vin de muscat.
Coffee, Coffee muss ich haben,
Un café, je dois avoir avoir un café,
Und wenn jemand mich will laben,
Et si quelqu’un veut me faire plaisir,
Ach, so schenkt mir Coffee ein!
Ah ! qu’il me donne juste un café !

Récitatif [Basse, Soprano]

Schlendrian:
Wenn du mir nicht den Coffee lässt,

Si tu n’arrêtes pas le café pour moi,
So sollst du auf kein Hochzeitfest,
Tu ne pourras aller à aucun mariage,
Auch nicht spazierengehn.
Ou même sortir pour te promener.

Liesgen:
Ach ja!
D’accord !
Nur lasset mir den Coffee da!
Laisse-moi seulement avec du café !

Schlendrian:
Da hab ich nun den kleinen Affen!

Maintenant j’ai un petit singe !
Ich will dir keinen Fischbeinrock nach itzger Weite schaffen.
Je ne t’achèterai pas de robe en fanon de baleine à la dernière mode.

Liesgen:
Ich kann mich leicht darzu verstehn.
Je peux facilement m’en passer.

Schlendrian:
Du sollst nicht an das Fenster treten

Tu ne dois pas te tenir à la fenêtre
Und keinen sehn vorübergehn!
Et regarder tous ceux qui passent !

Liesgen:
Auch dieses; doch seid nur gebeten
Et de ça aussi ; mais soyez gentil
Und lasset mir den Coffee stehn!
Et laissez-moi prendre mon café ! 

Schlendrian:
Du sollst auch nicht von meiner Hand

Tu n’auras pas non plus de moi
Ein silbern oder goldnes Band
Un ruban d’argent ou d’or
Auf deine Haube kriegen!
Pour mettre sur ton bonnet !

Liesgen:
Ja, ja! nur lasst mir mein Vergnügen!
Oui, oui ! laisez-moi seulemnt mon plaisir !

Schlendrian:
Du loses Liesgen du,

Méchante Liesgen,
So gibst du mir denn alles zu?
Est-ce ainsi que tu remercies de tout ?

Air [Basse]

Schlendrian:
Mädchen, die von harten Sinnen,

Les filles à l’esprit obstiné
Sind nicht leichte zu gewinnen.
Ne sont pas faciles à vaincre.
Doch trifft man den rechten Ort,
Mais si on touche le bon endroit
O! so kömmt man glücklich fort.
Oh ! alors on a de la chance.

Récitatif [Basse, Soprano]

Schlendrian:
Nun folge, was dein Vater spricht!

Maintenant fais ce que ton père te dit !

Liesgen:
In allem, nur den Coffee nicht.
D’accord, mais pas pour le café.

Schlendrian:
Wohlan! so musst du dich bequemen,

Très bien ! Tu dois te faire à l’idée
Auch niemals einen Mann zu nehmen.
Que tu n’auras jamais de mari.

Liesgen:
Ach ja! Herr Vater, einen Mann!
Ah oui ! Père, un mari !

Schlendrian:
Ich schwöre, dass es nicht geschicht.

Je jure que cela n’arrivera pas.

Liesgen:
Bis ich den Coffee lassen kann?
Tant que je n’arrête pas le café ?
Nun! Coffee, bleib nur immer liegen!
Bien ! Café, reste là pour toujours !
Herr Vater, hört, ich trinke keinen nicht.
Père, écoutez, je n’en boirai plus.

Schlendrian:
So sollst du endlich einen kriegen!

Donc finalement tu auras un mari !

Air [Soprano]

Liesgen:
Heute noch,
Aujourd’hui même,
Lieber Vater, tut es doch!
Cher père, faites-le maintenant !
Ach, ein Mann!
Ah ! un mari !
Wahrlich, dieser steht mir an!
C’est juste ce qu’il me faut !
Wenn es sich doch balde fügte,
Si seulement cela pouvait arriver de suite,
Dass ich endlich vor Coffee,
Pour qu’à la place du café
Eh ich noch zu Bette geh,
Avant d’aller au lit,
Einen wackern Liebsten kriegte!
Je puisse avoir un honnête amoureux !

Récitatif [Ténor]

Narrateur:
Nun geht und sucht der alte Schlendrian,

Maintenant le vieux Schlendrian va chercher
Wie er vor seine Tochter Liesgen
Pour sa fille Liesgen
Bald einen Mann verschaffen kann;
S’il peut trouver vite un ami.
Doch, Liesgen streuet heimlich aus:
Mais Liesgen fait savoir secrètement :
Kein Freier komm mir in das Haus,
Aucun prétendant ne viendra à la maison
Er hab es mir denn selbst versprochen
S’il n’a promis lui-même
Und rück es auch der Ehestiftung ein,
Et s’il n’est écrit dans le contrat de mariage
Dass mir erlaubet möge sein,
Que je serai autorisée
Den Coffee, wenn ich will, zu kochen.
À faire du café quand je voudrai.

Chœur (Terzetto) [S, T, B]

Ensemble:
Die Katze lässt das Mausen nicht,

Le chat n’abandonne pas la souris,
Die Jungfern bleiben Coffeeschwestern.
Les jeunes filles restent les sœurs du café.
Die Mutter liebt den Coffeebrauch,
La mère aime la coutume du café,
Die Großmama trank solchen auch,
La grand-mère en a bu aussi,
Wer will nun auf die Töchter lästern!
Aussi on ne peut blâmer les filles

French Translation by Guy Laffaille (August 2009)
Contributed by Guy Laffaille (August 2009)


À lire 

Revue Papilles, n° 58 consacré au café


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