Cannibalisme : les spectres du radeau de la Méduse

Étonnant voyage auquel nous invite Clarisse Griffon du Bellay, 42 ans. Cette sculptrice raconte l’histoire d’un aïeul, rescapé du naufrage de «la Méduse». (Gilles Fumey)

Un récit de géographie? Un récit daté en 1816 et situé au large de la Mauritanie. Mais une histoire qui traverse le temps, qui vient jusqu’à nous par une descendante d’un survivant du naufrage. Une disparition parmi d’autres comme il s’en passe aujourd’hui, terrible constat, tous les jours entre l’Afrique et l’Europe? Pas tout à fait car la frégate qui se brise sur un récif le 2 juillet 1816 entraîne la mort de 160 personnes, dont 147 sont abandonnées sur un radeau de fortune. Géricault a immortalisé, au début de sa vie de peintre, l’épisode par un immense tableau qui a assuré sa réputation. Pas tout à fait aussi parce que la dérive du radeau a été une lente descente aux enfers de ceux qui se sont trouvés piégés sur cet invraisemblable radeau bricolé au moyen de mâts sciés, de planches et d’énormes cordages. Un plateau de quinze mètres de long et large de huit qui devait être remorqué, selon la promesse faite par l’équipage, jusqu’à la côte d’Afrique, toute proche, par six autres embarcations.

Le radeau de la Méduse (détail), 1818-1819 © Géricault, musée du Louvre

Rien ne se passe comme prévu à moins qu’il y ait eu sciemment, de la part des officiers, l’idée de laisser les bataillonnaires se débrouiller avec le sort pendant que les canots prennent le large. Le vent disloque progressivement le radeau, la panique et la colère s’emparent des passagers en surnombre qui ont peut-être compris que les soldats seraient sacrifiés. Six jours et six nuits passent, les trente survivants se mettent à manger les cadavres de leurs victimes, crus, puis en fines tranches salées et séchées sur les cordages. La dernière journée est terrible: douze naufragés jugés faibles sont jetés à la mer, certains autres massacrés. Le 17 juillet, l’Argus retrouve quinze survivants, parmi lesquels un certain Griffon dont la descendante, Clarisse, écrit : «La survie de ma famille entière a dépendu du choix que [mon aïeul] a fait.»

Clarisse Griffon du Bellay – Le radeau de la Méduse – bois – 2011, 220 x 340 cm © Cnap.fr

En exerçant son métier de sculptrice, elle réalise que «par la sculpture est née l’incontournable nécessité d’exhumer de moi l’histoire du radeau. Tailler, donner du corps aux choses, en leur donnant du temps, de la densité, du poids. Prendre la mesure de l’impensable choix auquel je dois ma vie».

Carte du naufrage du radeau © Argoul.com

Ressacs est le premier livre de Clarisse. Son style s’apparente à de la sculpture sur le bois, des gestes avec sa gouge pour creuser sous l’écorce, des phrases parfois coupantes comme le fil d’un couteau de boucher. Il lui faut saisir ce qui a pu être ressenti lorsqu’il a fallu couper les chairs, les manger, s’en souvenir…

Clarisse raconte s’être rendue à Rungis au pavillon de la viande, au milieu des carcasses. «Je trouve d’une brutalité et d’une beauté absolues les apparitions de viande dans la vie, la crudité du corps dépecé, déchargé du camion, porté sur l’épaule, exposé dans les vitrines. J’admire la présence lourde, imposante de ces bêtes.
Il y avait de l’intime.
Dans cette chair,
Dans ces corps.
J’avais le sentiment de dire beaucoup de moi, de m’exposer, de m’ouvrir entièrement.

J’écris alors 

Je me sens viande.»

Ressacs pourrait être un moment hallucinatoire. C’est une quête de soi par l’art et la mémoire qui donne le vertige. Fascinant récit sur l’anthropophagie et le cannibalisme dont les pratiques hantent les générations suivantes. Ce qu’a écrit Joseph Jean Baptiste Griffon, l’ancêtre de Clarisse, avec une précision et une minutie qui a sidéré les descendants. Arrière-arrière-petite-fille sculptrice, Clarisse veut se dégager, avec le même désir de vérité que son aïeul, d’un tabou familial avec son art et son écriture. Une sacrée prouesse. Une prouesse qui confine au sacré.


Clarisse Griffon du Belly, Ressacs, Maurice Nadeau, 2024.


À lire

Une réflexion de Claude Lévi-Strauss: Nous sommes tous cannibales, Seuil, 2013.


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