À quoi servent les JO ?

Les Jeux olympiques de juillet prochain semblent bien éloignés des injonctions à la sobriété clamées par Emmanuel Macron il y a quelques mois. Mais au-delà de ses conséquences sociales et écologiques, ce giga évènement s’inscrit avant tout au sein d’une certaine vision de la ville, très entrepreneuriale et de plus en plus déconnectée des besoins des habitants. (Renaud Duterme)

À quelques mois des Jeux olympiques de Paris, l’effervescence est palpable dans la capitale française. On construit, on détruit, on rénove, on transforme, on nettoie (y compris socialement). Tout doit être parfait pour la cérémonie d’ouverture, véritable vitrine pour le monde entier. Mais au-delà du «rayonnement culturel» que constituerait cet évènement, c’est avant tout des retombées économiques qui sont attendues. Alors les grands évènements sportifs, une nécessité pour un capitalisme en crise?

La solution spatiale de David Harvey

Parmi les nombreuses contradictions propres au capitalisme, il en est une permettant d’expliquer la focalisation des autorités pour les grands projets urbains: la nécessité pour le capitaliste de réduire ses coûts de production (en particulier via la baisse des salaires, la mécanisation et/ou les délocalisations) impose de facto des limites à l’écoulement de sa production. Les revenus du travail constituant la source principale des débouchés pour les marchandises produites, il s’ensuit un décalage entre des capacités de production trop importantes et un marché qui arrive à saturation. Bien entendu, cette saturation émerge également par des limites intrinsèques à la consommation (un ménage ne construit pas une nouvelle maison tous les ans).

Historiquement, le capitalisme fait face à cette situation de différentes façons, telles que la crise proprement dite (qui va détruire les surcapacités de production); l’évolution technologique et la généralisation de nouvelles inventions (voiture individuelle, électroménager, appareils électroniques, etc.); le recours aux crédits (ce qui augmente le poids de la finance par rapport à l’économie dite réelle); l’obsolescence programmée; la guerre (fabrication d’armes, de véhicules, reconstruction des infrastructures détruites).

La conquête de nouveaux espaces permet également de surmonter cette contradiction. Pour faire simple, le Capital va chercher ailleurs les conditions de son surprofit, qu’il ne parvient plus à satisfaire ici. Le géographe David Harvey a mis en évidence cette «solution spatiale»[1]: «On peut, au moins de façon temporaire, remédier aux crises de suraccumulation par des déplacements temporels (projets à long terme comme des grands travaux publics) ou par une solution de mise en espace, consistant à disperser ou à exporter les excédents de capital et de travail dans des espaces nouveaux et plus rentables[2]».

L’urbanisation à la rescousse du capitalisme

Toujours selon Harvey, le développement des villes joue le même rôle que la conquête de nouveaux marchés, à savoir servir de débouchés pour absorber la surproduction inhérente à la logique capitaliste. Prenant les exemples de Paris au XIXe siècle et New York à partir des années 1940, il explique comment la transformation profonde des villes a contribué à résoudre le problème des surplus de capital et de travail.

De la même façon, la vague de périurbanisation qui balaye une partie du monde depuis plus d’un demi-siècle aurait contribué à stabiliser le capitalisme par le même procédé, notamment via la généralisation d’infrastructures et de biens nécessaires à ce type d’habitat (logements, routes, voitures individuelles, électroménager, hausse de la consommation de pétrole en raison de l’augmentation des distances à parcourir, etc.), lesquels nécessitent en amont l’extraction massive de ressources, la fabrication de composants et donc l’emploi de millions de travailleurs (ce qui contribue, comme le fait d’accroître le nombre de propriétaires, à garantir une certaine paix sociale).

Dans son stimulant ouvrage Metropolis, Ben Wilson va jusqu’à affirmer que «l’agglomération suburbaine constitue le monument approprié pour célébrer le triomphe du capitalisme et de la mondialisation. Ses étendues riches et vastes étant le reflet d’une culture de la consommation vorace, qui promet d’accomplir tous nos désirs et dont le principe moteur est l’idée d’une croissance sans limite[3]».

Ce phénomène se poursuit à l’heure actuelle. Pour David Harvey, l’urbanisation (et la périurbanisation) de la Chine est un des éléments qui permettent une stabilisation du capitalisme en employant les immenses capacités de production non seulement chinoises mais aussi d’autres régions du monde (production de ciment, besoins de matières premières, de biens d’équipement, d’infrastructures, etc.)[4].

On retrouvait déjà cette analyse sous la plume de Lewis Mumford, pour qui «l’impératif du profit exige une rotation continue, la construction d’immeubles de rapport plus rentables que les précédents». Et le grand historien de la ville d’ajouter: «Abattre et reconstruire, tel est le rythme nouveau de l’urbanisme du XXe siècle, et le rôle du capitalisme paraît être de liquider le réceptacle ancien[5].»

Et les JO sauveront l’économie française

Ces éléments expliquent la focalisation de nombreux pouvoirs publics sur ce qu’on a coutume d’appeler les Grands projets inutiles et imposés (GPII: stades, centres commerciaux, aéroports, hôtels et résidences de luxe, etc.). Ceux-ci permettent aux capitaux d’être réinvestis (notamment à travers les partenariats public-privé) mais constituent également une importante source de débouchés pour de nombreux secteurs. Parmi ces derniers figure bien entendu celui du bâtiment, à travers la destruction, la construction et la rénovation de quartiers, d’infrastructures et de voies de déplacements (routes, lignes de transport, etc.).

Le biodôme de Montréal, vélodrome olympique, musée… et surtout gouffre financier.

Dans le cadre des Jeux olympiques, on peut ajouter le tourisme (près de 15 millions de visiteurs attendus pour l’édition parisienne), la publicité (nombreux contrats passés avec de grandes marques), l’équipement sportif, sans oublier la sécurité. Car il semblerait bien que, à l’instar d’autres évènements (pandémie de covid-19, attentats, etc.), ces Jeux constituent un prétexte pour déployer toutes les prouesses de ce que l’industrie sécuritaire a de mieux (ou de pire?) à offrir: technologies de surveillance, caméras, drones, bornes biométriques, sans oublier des lecteurs de codes QR à tous les coins de rue.

Marketing urbain et exclusion sociale

Cette façon de concevoir l’aménagement du territoire à grands coups de projets aussi spectaculaires que gigantesques s’inscrit in fine au sein d’un contexte de compétition entre villes. Celles-ci cherchent à se rendre de plus en plus attractives pour les catégories les plus mobiles telles que les investisseurs et les individus les plus fortunés mais aussi les touristes, les chercheurs ou les étudiants. Comme l’écrit le géographe Philippe Subra, «le territoire (…) est de plus en plus perçu comme un produit qu’il faut savoir vendre, en le dotant de nouveaux atouts et en travaillant son image, pour le rendre plus attractif sur le « marché des territoires » devenu très concurrentiel[6]».

Lewis Mumford allait déjà dans le même sens à la fin des années 1980 quand il écrivait: «Toutes les institutions de la cité subissaient l’influence des normes des usines et du marché. Une cité ne pouvait se fixer d’autres objectifs, pensait-on, que d’avoir le plus grand musée, la plus grande université, le plus vaste hôpital, la plus importante place bancaire, le plus grand des grands magasins.» Il n’aurait su mieux décrire ce qui s’est dès lors généralisé à l’ensemble du monde: «Les grandes métropoles (…) avaient favorisé l’instauration d’une économie de production quantitative, sans se préoccuper le moins du monde de lui assurer un rythme régulier de développement, ainsi qu’une répartition équitable de se produits[7].»

Ironie du sort, il semblerait que ça soit le Paris haussmannien qui inaugura cette façon de concevoir la ville «pour enchanter et combler de plaisir les visiteurs étrangers», via la construction d’hôtels majestueux, de grands magasins et autres bâtiments imposants destinés à devenir des attractions touristiques. Marx accusant d’ailleurs Haussmann d’avoir rasé la ville historique pour «faire de la place aux touristes[8]».

Et tant pis si ces projets urbains renforcent l’inégalité au sein de la ville. D’une part parce que «les fonds publics sont retirés de programmes universels au profit de projets territorialisés[9]». Et d’autre part via l’éviction de catégories sociales ne faisant pas partie de l’image de marque que la ville veut projeter à l’échelle mondiale. Destruction de tours de logements, démantèlement de camps de sans-abris, expulsion de migrants d’immeubles squattés et hausse des loyers vont indéniablement accentuer le phénomène de gentrification qui gangrène déjà la plupart des grandes villes.

Quel avenir pour ces grands évènements?

À l’heure où les enjeux climatiques et écologiques impactent déjà sérieusement nos territoires et nos économies, il est plus que temps de questionner cette logique de gigantisme et surtout d’envisager des évènements organisés autour d’une véritable sobriété mais aussi s’accordant davantage avec les besoins présents et futurs des habitants. S’il est sans doute trop tard pour transformer les Jeux de Paris, gageons qu’ils constituent une prise de conscience pour d’autres populations confrontées à ces politiques urbaines tape-à-l’œil et contribuent à de futures mobilisations populaires empêchant l’organisation de tels projets.

Rappelons d’ailleurs que l’attribution des Jeux à la ville de Paris n’a véritablement fait l’objet d’aucune consultation populaire et fait notamment suite au refus de plusieurs municipalités (et surtout de leur population) d’accueillir cette grande messe[10].


[1] Le terme anglais mobilisé par Harvey est «spatial fix».

[2] David Harvey, Géographie et capital. Vers un matérialisme historico-géographique, Syllepse, 2010, p.219.

[3] Ben Wilson, Metropolis. Une histoire de la plus grande invention humaine, Passés composés, 2024, p.378.

[4] David Harvey, Le capitalisme contre le droit à la ville, Amsterdam, 2011, p.18.

[5] Lewis Mumford, La Cité à travers l’histoire, Agone, 2011, p.640.

[6] Philippe Subra, Géopolitique de l’Aménagement du territoire, Armand Colin, 2018, p.35.

[7] Lewis Mumford, op. cit., p.742

[8] Ben Wilson, op. cit., p.265

[9] Cécile Gintrac et Matthieu Giroud (dir.), Villes contestées. Pour une géographie critique de l’urbain, Les Prairies Ordinaires, 2014, p.152.

[10] Jade Lindgaard, Paris 2024. Une ville face à la violence olympique, Divergences, 2024, p.36.


À lire

Jade Lindgaard, Paris 2024. Une ville face à la violence olympique, Divergences, 2024.

Renaud Duterme, Petit manuel pour une géographie de combat, La Découverte, 2020.

Sur le blog

«La forme olympique du capitalisme» (Manouk Borzakian)

«Sale Tour de France» (Gilles Fumey)

«Melbourne: le monde contre l’espace abstrait du sport» (Manouk Borzakian)

«L’expulsion, sport olympique» (Manouk Borzakian)


Pour nous suivre sur Facebook: https://facebook.com/geographiesenmouvement

3 réflexions au sujet de « À quoi servent les JO ? »

  1. Ravi de voir tous les ouvrages publiés et le travail que tu réalises sur des sujets aussi importants, Renaud ! Très bonne continuation à toi, et merci encore pour ces belles années à passer ton savoir aux nouvelles générations ;-)Thao D.

    J’aime

  2. Ping : Melbourne : le monde contre l’espace-temps abstrait du sport | Géographies en mouvement

  3. Ping : La forme olympique du capitalisme | Géographies en mouvement

Laisser un commentaire