Misérabilisme dans les médias – Réflexions sur le cyclone Ditwah

Jardin-forêt traditionnel (gewatta) de Sri Lanka © Bastien Beaufort

Nous avons reçu du géographe Bastien Beaufort cette tribune sur le traitement médiatique des «catastrophes» qui s’abattent sur les pays du Sud. Bastien connaît bien le Sri Lanka. Il en tire des conclusions sur ce que nous disons des quartiers et des campagnes en France.

Le cyclone Ditwah qui a frappé l’Asie du Sud-Est et notamment Sri Lanka est l’événement climatique le plus alarmant de l’histoire récente de cette région : des centaines de morts, autant de disparus, et des dégâts matériels importants liés aux glissements de terrains et crues engendrés par des pluies diluviennes. On estime que 10 % des précipitations annuelles de Sri Lanka sont tombées en une nuit pendant le cyclone.

Le traitement médiatique dans nos contrées a été extrêmement négatif et catastrophiste dans la mesure où, comme trop souvent, seules ces mauvaises et terribles nouvelles furent annoncées, mais pas leurs contextes, ni leurs suites, ni leurs aboutissements et résolutions, ni l’après de la reconstruction.

Ce n’est pas le cyclone Ditwah qui a «dévasté le Sri Lanka» (pour reprendre la formule de l’un de nos plus grands quotidiens nationaux), mais cent ans de colonisation anglaise qui, entre 1850 et 1948, ont engendré la déforestation de 80 % des forêts pourtant millénaires de l’Île Merveilleuse, engendrant la dégradation totale des sols affectés, pour y planter du thé, végétal introduit de Chine, en monoculture, dans le but de répondre à la demande des masses ouvrières et industrielles de l’Angleterre à l’époque. Le contexte est important.

Le traitement médiatique de ce type de catastrophe me rappelle la controverse entre Rousseau et Voltaire au sujet du séisme qui frappa Lisbonne en 1755. Coup du sort ou problème humain? Contingence divine ou désastre social? Rousseau, en soulignant le premier la responsabilité humaine dans le fait que près d’un tiers de la ville de Lisbonne à l’époque périt du tremblement de terre et ses conséquences (environ 100 000 personnes), toucha du doigt ce que nous appelons aujourd’hui «l’aménagement du territoire» ou «l’adaptation au changement climatique». «Convenez, écrit Rousseau sans sa Lettre sur la Providence (1759), par exemple, que la nature n’avoit point rassemblé là vingt mille maisons de six à sept étages, et que, si les habitants de cette grande ville eussent été dispersés plus également et plus légèrement logés, le dégât eût été beaucoup moindre et peut-être nul.»

À trop ressasser les drames s’abattant sur certaines régions du monde comme une fatalité – il suffit de faire une rapide revue de presse sur, au hasard: Sri Lanka, Syrie, Irak, Cuba, Venezuela, Lesotho, Rwanda, pour avoir l’impression que ce monde non-occidental est un enfer sur terre -, on en viendrait sans doute à adopter la position de Voltaire. Et à partir de cette vision du monde, il devient commode de tomber dans l’erreur qui consiste à adopter la posture du sauveur de ces populations prétendument damnées de la terre – un sauveur nécessairement blanc, mâle et occidental, avec les ravages néocoloniaux que cela provoque.

Deuxième réflexion: ce type de traitement médiatique est idoine à celui sur les banlieues françaises et les zones rurales et agricoles. Car l’analyse d’un monde qui serait divisé entre un bloc Nord et un bloc Sud, entre pays développés et sous développés, est grossière. Le spectre pertinent pour penser les alternatives et les initiatives transformatrices se situe précisément à l’intersection des rapports multidimensionnels de domination basés sur la classe, la race, le sexe, le genre et l’environnement. Cela se déroule sous nos yeux, au niveau le plus micropolitique: dans nos villes occidentales, nos campagnes occidentales, mais aussi au sein des pays du Sud, où bien souvent les élites postcoloniales parfois euro-descendantes ont pris le contrôle du capital et des ressources de ces mêmes pays, créant de sombres inégalités au sein des populations. Bis repetita: il suffit d’une rapide revue de presse sur les banlieues et l’agriculture française pour n’y voir que catastrophe, châtiments et punitions – impliquant, si nous suivons la logique des plus religieux des analystes, une forme de damnation…

C’est que l’arbre qui tombe fait plus de bruit que la forêt qui pousse. Les événements parfois terribles de notre monde attirent plus l’attention que la vie et la voie qui suivent leurs cours dès que l’on sort des écrans, dès que l’on regarde un bourgeon éclore, un arbre pousser, une feuille d’automne tomber, un enfant qui joue, une initiative transformatrice se construire, une alternative éclore. Ces mouvements, par définition, se construisent lentement, quotidiennement, mais sûrement, par les citoyennes et les citoyens qui régénèrent la planète et les relations sociales dans le monde entier, comme une tapisserie globale qu’il s’agit de tisser.

Toutes mes pensées vont aux familles endeuillées.

———-

Sur le blog

«Sri Lanka (1/5) : Les voix de la jungle» (Gilles Fumey)

«Sri Lanka (2/5) : Le kitul, édulcorant du futur» (Gilles Fumey)

«Sri Lanka (3/5) : Saveurs et savoirs» (Gilles Fumey)

«Sri Lanka (4/5) : Un pays dévasté par le thé» (Gilles Fumey)

«Sri Lanka (5/5) : Le tourisme est-il dangereux?» (Gilles Fumey)

———-

Pour nous suivre sur les réseaux sociaux

Facebook: https://facebook.com/geographiesenmouvement/

Bluesky: https://bsky.app/profile/geoenmouvement.bsky.social

LinkedIn: https://www.linkedin.com/company/109185391/

Laisser un commentaire