La Terre se consume

En reliant les premières traces d’utilisation du feu il y a au moins 400 000 ans avec le feu qui ravage la Californie, on se demande si les humains n’ont pas perdu la main. Ce mégafeu dévore 2000 ha par heure (plus de 100 000 ha à ce jour), des milliers de personnes sont évacuées à Payne Creek, au nord de Chico. (Gilles Fumey)

Stephen Pyne, historien des forêts, nous aide à situer ces épisodes dans la longue généalogie du feu. Distinguons ce qui est provoqué par les éclairs par temps d’orage, des feux aborigènes allumés intentionnellement par Homo erectus il y a 2 millions d’années, des feux industriels pour la combustion de matières fossiles depuis trois siècles. Le terme de mégafeu ne faisant pas l’unanimité, la philosophe Joëlle Zask, prix Pétrarque 2000 pour son livre Quand la forêt brûle, propose feu extrême ou feu géant[1]. Ce sont des feux hors normes, mesurés par les hectares de forêt disparus ou par l’aire d’activité d’un Canadair «fixant» des feux jusqu’à 10 000 kW par mètre[2]. Sachant qu’en Australie en 2019, certains atteignaient une intensité de 80 000 kW par mètre.

Le « Park Fire » dévore une maison à Paynes Creeks (Californie), 26 juillet 2024. © AFP

Ceux qu’on caractérise de mégafeux détruisent les racines et les souches et ne peuvent pas être pensés comme «naturels», lorsque les feux d’orages ravagent des forêts boréales. Aux échelles de temps humaines, les dégâts sont irréversibles, accentuent le dérèglement climatique par leur dégazage massif. D’autant qu’ils sont peu contrôlables par les humains et qu’ils ne s’éteignent que par des causes naturelles.

Table rase

Joëlle Zask nomme pyrocène cette période qui voit des humains qui «ne sont plus à leur place». 500 millions d’animaux auraient été carbonisés par l’épisode australien de 2019. Les Aborigènes en Australie qui pratiquaient l’écobuage et entretenaient le bush né de leurs cultures sur brûlis voient leur monde disparaître. À la moindre étincelle, on intervient et on sanctuarise la nature au lieu de travailler avec elle. Car pour les Aborigènes, les brûlages «ramènent la terre à la vie». Un peu comme un coup de ménage dans le paysage pour que la nature soit «nourrissante». C’est pourquoi on distingue facilement les «bons» feux des «mauvais» feux. Les espèces végétales pyrophiles ont évolué ainsi si les feux sont «normaux». Rien de comparable avec la désolation provoquée par les mégafeux.

La criminalisation de l’incendie volontaire est fille du droit romain et bien connue en Europe à partir du Moyen Âge, bien que la Bible fasse allusion à ce qu’elle voit comme une «abomination de la désolation». On la relie au drame de la perte immense de l’habitat par les humains. «Cela provoque une grande désorientation» exploitée lors des guerres lorsqu’on brûle des villes et des villages. Perte des paysages et dans les incendies d’habitation, des objets de mémoire qui sont des blessures inguérissables, comme des «amputations». Avec l’impossibilité de partager ces lieux et ces objets avec les générations futures. D’où la technique des incendies pendant les guerres pour briser les populations moralement et effacer leur civilisation. Faute de pouvoir sauver quelque chose, les victimes ne peuvent plus se battre. La guerre de Trente ans (1618-1648) en Europe qui a coûté la vie à plus de dix millions de personnes a pratiqué largement la terre brûlée.

Laisser les feux entretenir les forêts

Comment sortir de l’enfer des mégafeux? Pour Joëlle Zask, il faut prendre conscience que depuis des millénaires, la plupart des forêts sont adaptées aux feux d’entretien. Des feux à ne pas supprimer, sinon des matières sèches s’accumulent, les forêts s’uniformisent et les paysages se referment. Néanmoins, la hausse des températures et les sécheresses plus nombreuses fragilisent les forêts, notamment dans le nord-est de la France, où Vosges et Jura sont menacés. «Savoir prendre soin de la forêt afin d’en augmenter la force et la résilience ne va pas de soi et le registre des bonnes intentions est hors de propos» plaide J. Zask. Faut-il apprendre des autochtones comment ils ont géré les forêts pour maintenir leur équilibre? Des forestiers de plus en plus nombreux le pensent.


[1] Entretien avec J. Zask, «Vivre et penser comme un arbre», Philosophie magazine, hors-série, 2022.

[2] L’intensité d’un feu de forêt est mesurée en kilowatts par mètre du front et est basée sur la vitesse de propagation ainsi que la combustion totale du combustible.


À lire/écouter

Joëlle Zask, Quand la forêt brûle. Penser la nouvelle catastrophe, Premier Parallèle, 2022.

Joëlle Zask, «Les mégafeux nous placent devant une responsabilité écologique immédiate», France Culture, juin 2020.

Serge Zaka, «Feux australiens: pourquoi faut-il en parler? Une analyse scientifique vulgarisée», le labs, janvier 2020.


Sur le blog

«La France prise aux feux» (Gilles Fumey)

«Quand les Vosges flamberont comme une torche australienne» (Gilles Fumey)

«California horribilis» (Gilles Fumey)


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