Vermeer, la passion des cartes de géographie

Vermeer - Le Géographe
Le Géographe, 1668-1669 © Städelsches Kunstinstitut, Francfort

Jan Vermeer intégrait les cartes de géographie dans ses tableaux comme des natures mortes. Et comme des objets à part entière des Pays-Bas en train de naître sur la mappemonde. Une exposition à Amsterdam vient d’ouvrir jusqu’au 4 juin 2023. Voir et revoir Vermeer pour apprendre à lire le monde. (Gilles Fumey)

Une exposition du peintre hollandais Jan Vermeer (1632-1675) est toujours un petit événement. Non seulement, parce que déjà Proust en avait immortalisé une dans La Recherche, mais parce qu’avec seulement 34 toiles (ou 37 connues de sa main), réussir à en rassembler 28 en un seul lieu, le Rijksmuseum d’Amsterdam, à quelques kilomètres de Delft où le peintre a passé sa vie, tout cela est un exploit. La chance était avec les muséographes hollandais. La Frick Collection de New York qui en possède trois (en principe inamovibles) est en travaux et les a prêtés pour la première fois. Ce qui a poussé Londres, Vienne, Dresde, Tokyo et Paris à faire de même. Manquent le très fragile Allégorie de la peinture et, surtout, le pendant du Géographe de Francfort, l’Astronome que le Louvre a prêté à Abu Dhabi.

Jean-Michel Wilmotte a pu aménager à l’aise dans huit vastes salles des cimaises grenat, vert canard ou bleu nuit habillées de rideaux. De petits formats, les tableaux risquaient d’être préemptés par les sans-gêne et autres Vermeer-maniaques et sont protégées par des rambardes en demi-cercle.

On dira qu’on connaît Vermeer par cœur, la dernière exposition du Louvre datant d’il y a six ans. Pas sûr. Certes, Jan – dont on connaît mal la biographie – a peint beaucoup de jeunes femmes. Il a utilisé une chambre noire qui lui a donné des zones floues – mais Alain Jaubert évoquait dans son film une myopie du peintre – mais Vermeer aimait sculpter les formes par la couleur lorsqu’il a débuté au moment où il entre à la guilde de Saint-Luc.

Vermeer - L'entremetteuse
L’Entremetteuse, 1656. © Gemäldegalerie Alte Meister, Dresde (Allemagne)

Les premières salles donnent le ton. Les jeunes filles sont l’objet d’une cour joyeuse de la part de buveurs enjoués. Voyez L’Entremetteuse dont le buveur rit d’un geste sans gêne de son comparse sur la poitrine de la jeune fille. Elle donne le ton en entrant dans l’œuvre du jeune Vermeer qui va alléger par la suite le décor de ses scènes. On le voit dans La laitière, seule dans une salle dédiée, où le panier au sol est masqué. Parfois, revient le carrelage qu’on trouve chez Pieter de Hooch, concession à l’époque dans les scènes de plus ample volume architectural.

Une salle entière est dédiée aux tronies (figures en gros plan) dont la Jeune fille à la perle de La Haye, appelée parfois la Joconde du Nord. Trois autres demoiselles s’activent à la dentelle, à la flûte ou à la simple conversation du regard sans qu’on puisse deviner dans quel roman se déroule leur vie.

La carte pour un territoire en train de naître

Les géographes apprécient qu’un tableau soit dédié à leur profession en pleine expansion à l’époque. Les atlas hollandais sont alors les plus prisés du monde et l’imprimerie des cartes bat son plein à Amsterdam. Il faut imaginer ces riches marchands des Pays-Bas débarrassés de la tutelle espagnole mais, selon l’historien anglais Simon Schama « embarrassés par leur richesse ». Ils vivent dans un écosystème économique leur assurant au mitan du XVIIe siècle une rente exceptionnelle grâce au commerce colonial des épices. Ils ont peu de temps libre pour combler leur soif de culture. Pour leurs riches demeures si loin des tavernes de la bamboche flamande, ils achètent des objets destinés à satisfaire leur vanité : globes, mappemondes, astrolabes, compas, cartes de géographie témoignant d’intérêts supérieurs aux natures mortes aux poissons ou aux fleurs. Et les peintres figurent ces objets nobles sur des toiles qui sont aussi un message de vanité face à une science en train de changer le regard sur le monde.

Vermeer - L'officier et la jeune fille riant
Des Pays-Bas en cours de poldérisation. Carte de la Hollande et de la Frise occidentale, par Balthasar Florisz. van Berckenrode en 1620, publié par Willem Jansz. Blaeu quelques années plus tard. BLAEU Williem Janszoon, 1571-1638 – Hollandia Comitatus, ca 1635. © Collection Frick, New York.

Jan Vermeer s’inspire des cartes de Varenius qui vient de publier une Geographia generalis enaffinant les positions géographiques sur les portulans et les planisphères de Mercator. Possédant au début du XVIIe siècle plus de la moitié de la marine mondiale, les Hollandais livrent des guerres contre la France et l’Espagne et ils cartographient leur nouveau territoire national « amphibie, mouvant mal fixé »[1], confiné entre le Saint-Empire et la mer à laquelle ils sont acculés.

Vermeer fait figurer les cartes dans huit de ses tableaux. Dont celle de Berckenrode (1620) reproduite deux fois, in extenso dans L’officier et la jeune fille riant et sous forme de fragment dans La jeune fille lisant la lettre. L’exposition d’Amsterdam veut nous laisser deviner qu’avec les jeunes femmes lisant, écrivant, s’apprêtant, il y a des hommes qui figurent aussi, par la cartographie, la navigation au long cours. Mais il y a plus.  

On a voulu voir les cartes comme des tableaux dans le tableau. Certes, elles sont cadrées, encadrées et mettent le monde en abyme. Les figures mouvantes que Vermeer reproduit des modèles de l’époque desserraient, sans doute, l’étau de ces intérieurs bourgeois très rangés. Il y a bien les fenêtres, mais elles sont ouvertes sur des espaces qu’on ne voit pas. Elles laissent la carte raconter le monde extérieur tel qu’il est en train de se construire. Ici, les Pays-Bas en cours de poldérisation sur l’embouchure du Rhin où ces rebelles calvinistes fixent leurs ambitions géopolitiques face au monde catholique.

Spinoza, contemporain de Vermeer, avait une clef pour comprendre ce que font les cartes dans les toiles de Vermeer : « Ce sont les objets qui font que nous percevons. Nous sommes affectés par l’un autrement que par l’autre, suivant la proportion de repos et de mouvement dont ils se composent. »[2] Autrement dit ici, la carte fait partie de la conversation entre l’officier et la jeune femme. Dos à la carte, le modèle dont on pense qu’il s’agit de Catharina Bolnes, l’épouse du peintre, se fond dans la carte. Vermeer associe son sourire (un peu timide) à l’espace cartographié qu’elle donne à voir à l’officier la regardant. Et dans ce jeu de regards dont la réponse nous échappe, la main de la jeune femme sur la table, s’ouvre en un geste abandonné.

Les cartes de géographie comme écrins des romans de Vermeer.


[1] G. Kampen, « Vermeer de Delft, cartographe », Mappemonde, 1986/3

[2] Spinoza, Ethique II.


Une présentation exhaustive des oeuvres de Vermeer (en anglais)


Exposition : Vermeer, version panoramique au Rijksmuseum d’Amsterdam

Dans une scénographie aérée, le Rijksmuseum d’Amsterdam aligne un nombre record d’œuvres de Vermeer. Le peintre de Delft se révèle ainsi beaucoup plus varié qu’on ne croit. Une exposition à voir du vendredi 10 février au 4 juin 2023.

Tout le Rijksmuseum gratuit sur le web ici


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